"Mohammed DIB – L’homme épris de lumière" de Mohammed-Salah ZELICHE
Mohammed-Salah
ZELICHE,
Mohammed DIB – L’homme épris de lumière –
Évolution créatrice et dynamique de
libération du moi
Paris,
L’Harmattan, 2012, 336 pp.
Recension de
Daniela MAURI
Ce volume très dense, complexe et
intéressant, constitue une étude importante sur l’œuvre narrative de l’écrivain
algérien Mohammed DIB, dont Mohammed-Salah
ZELICHE analyse quelques-uns des romans
les plus significatifs. L’auteur souligne que ces ouvrages tracent en même
temps une évolution intérieure des personnages principaux et, d’autre part, un
parcours très évident de réflexion, de la part de DIB,
sur son propre travail d’écriture, parcours de plus en plus poussé vers le
haut. En effet, dès l’avant-propos, ZELICHE
annonce qu’il va s’occuper tout d’abord du roman La Grande maison (1952) qui doit être considéré “comme la pierre
angulaire de l’ascension spirituelle et artistique de DIB”, écrivain engagé qui s’est toujours occupé “des réalités
sociopolitiques de son pays d’origine” (p. 9). Avec L’Incendie (1954) et Le
Métier à tisser (1957), La Grande
maison constitue le premier volet de la trilogie Algérie dans laquelle DIB tend à une transcendance des limites :
“il use des métaphores identitaires pour renvoyer à une haute idée de la patrie
et, par là, attester du désir d’indépendance des Algériens” (p. 11). ZELICHE précise aussi que, après La Grande maison, “la pulsion libertaire
[de DIB] ne fera que se déplacer sur un
plan autre que celui de l’engagement social pur et dur, s’incarnant en effet
dans l’individuel” (p. 12). L’œuvre sera donc “un lieu de créativité au service
d’une inlassable découverte de soi. [...] Bref, de part en part de l’œuvre
entière [de DIB] on assistera à un
processus multiforme – créatif, libérateur, autonomisant de l’être – à l’allure
d’un élan qui ne faiblit guère” (Ibid.). Le critique veut saisir l’ampleur de
cet élan et, en ce qui concerne l’analyse des romans, il suit un ordre chronologique.
Il remarque aussi que l’écriture dibienne se déroule sur deux plans, conscient
et inconscient : il fait des renvois très fréquents aux théories
freudiennes et jungiennes et, du côté plus spécifiquement philosophique, à
l’existentialisme sartrien. La pensée de ces trois auteurs, FREUD, JUNG et
SARTRE, vise en effet, selon DIB, le même but : la libération de soi qui, dans
sa propre production narrative, se réalise en cohésion avec le monde : “cette
conception pose la littérature comme une action créatrice et un lieu d’accomplissement
de la totalité de l’homme” (p. 16). Le texte de ZELICHE
est divisé en quatre parties, chacune desquelles comprend plusieurs
paragraphes.
Dans la première partie de son ouvrage,
“De l’écriture à la parole”, le critique affirme que dans les romans de notre
auteur la créativité procède d’un élan vital et des circonstances socio-historiques-culturelles.
En outre, le développement de ses récits se réalise “à travers l’émergence d’un
soi nécessairement émancipé” (p. 22). La première trilogie Algérie, notamment,
exprime un lien très étroit entre l’auteur et son peuple, lien qui se manifeste
à travers les désaveux de DIB vis-à-vis de
l’ordre dominant. En outre, ZELICHE souligne
encore les deux voies parallèles parcourues dans l’œuvre “de cet Algérien” qui
“à mesure qu’elle évolue, donne l’impression de rechercher dans les mots
l’influx le plus à même de conduire à l’unité du moi” (p. 28). La Grande maison est définie comme “le
livre de chevet de l’opprimé” (p. 41). DIB
y exprime sa soif de liberté, la sagesse des anciens, la question de la femme,
la misère, l’asservissement et, à travers les aspirations de son peuple à
exister, il saisit l’occasion pour effectuer une plongée au fond de lui-même.
Cette première œuvre, qui a eu une grande résonance et a transformé les
consciences, invalide le mythe d’une France coloniale bienfaitrice et cela a
coûté à l’écrivain, en 1959, l’exil vers la France. ZELICHE affirme que quelques critiques ont remarqué l’existence
d’une ligne de partage, dans l’esthétique et dans la pensée de DIB, entre la période coloniale et la période
post-coloniale, mais il n’est pas d’accord avec cette thèse puisque à son avis
l’Algérie est aussi au cœur de la deuxième trilogie : “L’œuvre de DIB est une et indivisible. Elle est poursuite,
et l’homme qui l’a conçue toujours le même” (p. 51). Dans La Grande maison la narration se concentre sur le personnage d’Omar
dont le nom renvoie, dans la langue arabe, à trois notions : âge, destin, et la
charge de construire. L’autre protagoniste, mis à part Hamid Saraj qui est
présent dans toute la trilogie, est la mère d’Omar, Aïni, qui se montre sous
les traits de la tradition et qui est le double symbolique de l’Algérie. En
effet, “dans la conception de DIB,
notamment dans La Grande maison, le
maternel et le national consistent dans une intrication réciproque” (p. 81), ce
qui souligne le rapport très complexe de DIB
avec son pays d’origine : l’auteur incarne “un moi algérien” qui fait
correspondre dans ce roman le calvaire du fils, de la mère et de sa patrie. Ce
roman se caractérise par un militantisme que ZELICHE
appelle “transcendant” (p. 90) qui prend des proportions largement humanistes,
puisque l’écrivain se propose d’atteindre une libération collective et une
aspiration à s’émanciper tant sur le plan littéraire qu’individuel.
Dans la deuxième partie, “L’Altérité”, le
critique s’occupe en même temps de deux autres romans dibiens fondamentaux : Qui se souvient de la mer et Cours sur la rive sauvage, qui montrent
un monde hallucinant et qui se proposent d’aller “au fond des choses” (p. 93) à
travers les rêves et les “galeries de l’être” (Ibid.). Qui se souvient de la mer, paru en 1962, trois ans après, donc,
l’expulsion de DIB vers la France, possède
un caractère symbolique, onirique et énigmatique qui fait réapparaître la
douceur des origines. L’écrivain “se réfugie dans l’en-soi, c’est-à-dire dans
le maternel des grottes sous-marines et du domaine nocturne” (p.97) en essayant
de redéfinir constamment son ‘moi’. La mer/e est un puissant élément de
ressourcement qui peut tirer l’être de son désarroi. Ce roman raconte en même
temps, symboliquement, le supplice du peuple algérien et le déchirement de
l’auteur touchés par une douleur commune; toutefois, dans ce texte, le travail
d’écriture est du domaine du rêve. Nous pouvons constater que, chez DIB, la poétique des noms “participe du mystère
et, par suite, d’un sens à retrouver” (p. 104). Avec ce roman, notre écrivain
donne l’impression de se détacher de La
Grande maison : “En lui, est liée l’exigence d’aborder le monde sur des
bases qui donnent la part belle à la subjectivité et [...] qui reflètent le
mieux sa condition d’exilé” (p.108). La vision de DIB
s’est élargie au point de mettre l’Homme au centre de ses questionnements, mais
le critique souligne que dans Qui se
souvient de la mer, il est toutefois possible de percevoir “l’amorce d’un
processus de libération du moi qui a encore partie liée au moi communautaire”
(p. 109). Il s’agit d’une écriture polysémique où la mer [est] située à la
jonction du sexuel et du maternel, et suscite un sentiment troublant. Nafissa,
la femme du narrateur, le nom de laquelle est situé dans la langue arabe au
croisement du souffle de l’âme et de l’esprit, y apparaît comme mer/e, épouse
et amante. Elle est aussi une sorte de sirène qui bouge dans une grotte, mais surtout
elle renvoie à l’Algérie dont elle assume les traits distinctifs. La thématique
de l’eau et du caverneux donne un caractère fantasmatique au texte qui tend
vers un oubli apaisant. Toutefois, le récit dessine un être en crise qui
voudrait partir. Et c’est le thème du départ qui, en 1964, Cours sur la rive sauvage abordera sur un ton résolument métaphorique.
Ce roman, étroitement lié au précédent, explicite le processus de libération du
moi; dans cette œuvre nous trouvons la tendance à retourner à la matrice des
choses à travers ce que ZELICHE appelle la
“spéléologie de l’écriture” (p. 111) qui en principe devrait rétablir
l’équilibre et pérenniser l’existence. Dans les deux textes narratifs c’est une
même quête de soi que l’on peut mettre en évidence. Nafissa correspond, dans Cours sur la rive sauvage, au personnage
de Radia : les deux femmes sont en effet évanescentes et ambiguës, mais d’autre
part protectives envers le narrateur. Le désarroi de ce dernier est bien
représenté, dans ce roman, par une série de dichotomies : vie/mort, pur/impur,
folie/raison et ainsi de suite. Il est publié deux années après l’indépendance
de l’Algérie et a en commun avec Qui se
souvient de la mer les mêmes problématiques et la même trajectoire :
la poursuite et la quête d’un idéal, ainsi que le même caractère onirique et
surréel. Cours sur la rive sauvage est
surtout la représentation de la crise d’un individu : Iven Zohar qui est à
la fois le narrateur et le protagoniste, lequel, séparé malgré lui de Radia,
part à sa recherche en rencontrant Hellé, semblable en tout à la première femme
(est-elle peut-être la même femme ?). En fait, Radia n’a pas disparu :
c’est le regard du narrateur, tombé dans une sorte de folie, qui ne peut plus
l’appréhender. Grâce à cet expédient narratif “DIB
pose, comme chez les autres écrivains de langue française, que la coexistence
de la culture des origines et de la culture d’emprunt donne lieu forcément à
une tension” (p.126). Au tout début du roman Iven Zohar doit subir un rituel et
un sacrifice décidés par Radia, sorte de mélange entre un mariage et un
enterrement. Dans cet épisode “il faut voir une rupture de lien avec la mère
nourricière, la culture originelle” (p.129) et dans ce rituel on peut en même
temps percevoir le point d’inflexion d’un destin littéraire vers un style
personnel, ce qui signifie que l’écrivain, tout comme son protagoniste, est un
être en crise et en proie à une remise en question profonde. Le nom Hellé est
d’ailleurs imprononçable puisqu’il est, comme celui de Méduse, ‘statufiant’ :
Hellé, qui selon ZELICHE incarne le
sur-moi aveugle par trop de lumière, envoie dans les ténèbres, c’est-à-dire
dans l’inconscient. Il est aussi évident que Iven Zohar incarne la condition
d’exilé de l’auteur, tandis que Radia renvoie au soleil, à une divinité qui
exauce les vœux, puisqu’en arabe ce nom désigne ‘celle qui répond favorablement
aux requêtes’. Dans Radia, en effet, on peut voir deux parts : la part arabe et
la part française, le féminin et le masculin, un symbole fécond et fécondant. “Cours sur la rive sauvage devient ainsi le lieu parfait d’une gestation pour
l’individualité du narrateur-auteur” (p.136). Iven Zohar ne sait pas décider
quelle voix il doit écouter : Radia ou Hellé? Le Soleil ou la Lune ? Son voyage
initiatique s’accomplit à travers le sacrifice exercé sur le corps du
protagoniste, corps qui devient l’interprète du monde : Zoheir / Zohar en arabe
signifie l’‘éclat’, et son sacrifice, son sang représentent un choc de cultures.
Le critique précise aussi que si Radia incarne l’Algérie, Hellé signifie
l’émergence d’éléments refoulés dans la conscience. Ce roman, en outre, est
fondé sur trois dualités qui dynamisent le texte : deux femmes, Radia et Hellé;
deux rives : rive sauvage et rive hospitalière; deux villes : ville ancienne et
‘villa-nova’; c’est donc dans la confrontation qu’on dissipe les frontières, et
la mer joue ici, justement, le rôle de charnière entre deux mondes. L’aventure
de Zohar renvoie au phénomène migratoire des Maghrébins et à la condition
infernale de l’émigré, ce qui évoque d’ailleurs l’histoire personnelle de
l’auteur.
Dans la troisième partie du volume,
“Remise des pendules à l’heure”, ZELICHE analyse
Dieu en Barbarie, publié en 1970 et
faisant partie de la deuxième trilogie de DIB,
qui comprend aussi La Danse du roi (1968)
et Le Maître de chasse (1973). Tandis
que dans la première trilogie l’écrivain avait représenté la situation
difficile du colonisé et le processus qui avait porté à l’indépendance, la
deuxième est la trilogie de l’“édification” (p. 173) qui montre un ‘retour’
dans une Algérie pleine d’espérance. DIB,
tout en étant loin de sa patrie, cerne dans sa totalité la réalité algérienne
des années 1960-1970. Dieu en Barbarie
se pose, dès la première page, comme un débat entre le Dr. Berchig et Kamel
Waëd dont les mentalités s’opposent. Toutefois, à la fin du roman, Kamel Waëd
découvre que c’est le docteur lui-même qui lui a payé secrètement ses études.
Sur le plan symbolique DIB représente le
paradoxe algérien des années 70 : il faut chercher à accorder le développement
technique avec l’hérédité ancestrale, puisque l’Algérie est d’une certaine
façon opposée à elle-même. D’ailleurs, le geste du docteur est comme celui d’un
père et il est ainsi possible d’affirmer que
“ces deux personnages
entretiennent des rapports œdipiens en se disputant le même objet d’amour:
l’Algérie” (p. 183). Dans ce roman DIB veut
critiquer les institutions algériennes qui ne sont pas efficaces et où
cohabitent l’ordre et le désordre, la vanité, l’absence de sens et de
conscience. Dieu en Barbarie, c’est
l’Algérie trahie. “Et − affirme le critique − pour preuve [DIB utilise] ce nom de Waëd qui en arabe signifie
promesse, c’est-à-dire parole” (p. 206). ZELICHE
examine aussi brièvement La Danse du roi,
où l’on peut retrouver les événements successifs à l’indépendance dans une
Algérie exsangue. Les titres des romans des ouvrages narratifs sont “de l’ordre
de la parabole et donc de la transcendance, véritables programmes, recèlent
l’état d’âme du narrateur-auteur et sa vision condensée du monde” (p. 207).
Dans ce roman le thème principal est justement la danse vue comme une
re-création d’un ordre cosmique, et comme une série de mouvements qui
transforment la tension en transport extatique. DIB
dénonce ainsi l’absence, dans son pays, de la danse et de la royauté; il
souligne l’importance de l’émancipation féminine et des changements du rapport
entre les sexes. La Danse du roi est
le récit d’un peuple à qui on a fait rater l’occasion de fêter ses exploits, ce
qui signifie qu’on lui a dénié le droit à l’expression. La période 1962-1970 a
été celle de la liberté amputée et de la parole défendue. Dans Le Maître de chasse DIB souligne l’écart entre le peuple et les
dirigeants – selon lesquels le peuple doit écouter et se taire – de manière
toujours symbolique. Le personnage de Labâne, qui incarne la majorité
silencieuse, vaincue mais non convaincue, brouille ses rapports avec les autres
et le monde à cause de sa personnalité dissociée, ce qui représente la société
dans sa perte d’équilibre. Le pouvoir n’est pas à même de parler avec le peuple
avec franchise et cherche à éliminer physiquement ses opposants; pour DIB la vie politique doit se conformer aux
principes de la morale : il n’y a rien à attendre de la barbarie (barbarie =
Algérie) de ceux qui gouvernent. L’écrivain algérien souligne que dans les
rapports humains la notion d’altérité prend peu d’espace, et pour s’opposer à
cette situation il nous présente un choix de personnages très représentatifs de
la composante algérienne : son univers polyphonique incarne le tissu social
dans sa multiplicité paradoxale. Aucun monologue ne peut prévaloir sur un
autre. La vérité est dans leur conjugaison, y compris celui du lecteur. “Ce
n’est que dans la confrontation avec l’autre que s’établit le véritable
dialogue” (p. 227).
Dans la quatrième partie, “Mort et
résurrection”, ZELICHE analyse le roman Habel (1977) dont le protagoniste est
spolié et déraciné par son Frère. Son exil correspond à une descente en enfer,
puisque sa vie devient une quête insatiable d’unité dans une ville
labyrinthique. Le nom Habel renvoie naturellement au nom biblique ‘Abel’, mais
aussi à l’expression arabe ‘habal’ qui signifie ‘il est devenu fou’ aussi bien
que ‘quelqu’un qui a perdu la raison par amour’. Dans la Bible, Dieu condamne
Caïn à errer éternellement pour le meurtre de son frère Abel, mais dans ce
roman dibien c’est le protagoniste qui reçoit la malédiction divine. Il vit
dans une métropole, qui est probablement Paris, sans amis et sans famille. La
ville où Habel se perd comme dans un dédale incarne le déracinement et les
déplacements migratoires dans des lieux qui ont oublié les valeurs de la
solidarité universelle. Le livre commence par l’évocation du corps de Sabine,
la femme que le protagoniste aime, mais d’un amour surtout charnel qui ne
satisfait pas ses aspirations à une pureté mystique. Ce sera dans le personnage
de Lily, atteinte de démence, qu’il pourra trouver le seul lien vraiment humain
et élever l’amour – un amour constamment revigoré – au niveau de martyre. Habel
représente la normalité perdue qu’il faudra impérativement recouvrer et incarne
l’injustice commise par le Frère qui nécessite réparation. Le Frère représente
l’autorité et la force, il est créé à l’image des régimes totalitaristes
Maghrébins et/ou arabes. Il symbolise la centralisation du pouvoir, la main
basse sur les richesses communes. Deux mondes sont ici opposés : le nouveau et
l’ancien : DIB condamne à l’échec le
projet de société du Frère fondé sur le paraître. Habel peut être défini comme un testament d’exilé, puisque dans ce
roman DIB propose une lecture du destin
d’un individu qui, ne pouvant plus supporter les conditions de vie de son pays,
choisit de le quitter. Toutefois, à travers les rencontres du héros on voit se
raconter deux mondes loin de vouloir se concilier et se comprendre (p. 276). Le
dernier roman dibien examiné par ZELICHE est
Les Terrasses d’Orsol paru en 1985,
un récit d’exil et d’éloignement. Le protagoniste, Aëd, quitte sa ville, Orsol,
apparemment parce qu’il a été envoyé par le gouvernement de son pays pour une
mission à Jarbher. Mais, arrivé dans la ville, il succombe à un profond malaise
à cause de la présence d’une étrange fosse qu’il est le seul à voir. Cette
fosse désigne la résurgence des émois douloureux d’Aëd, signifie l’ampleur de
ses contradictions et incarne aussi l’imaginaire. Aëd décide alors de retourner
à Orsol mais il s’aperçoit que là-bas tout le monde (son gouvernement, son
épouse et sa fille) l’a déjà oublié. Aëd commence alors un long processus de
libération, il cherche à décrypter les signes, vire à une descente en enfer qui
le conduira à l’amnésie. Il se rend sur une île proche de Jarhber où il connaît
Aëlle, avec laquelle il instaure un dialogue serein et sincère qui provoquera
en lui un sentiment étrange de résurrection à la fin du récit. Les Terrasses d’Orsol est en réalité un
roman où rien n’arrive, sauf dans la tête du narrateur. La quête est surtout
intérieure : la narration elle-même est menée doublement par un ‘je’ se
racontant et un ‘il’ émettant des objections. Dans son je / jeu intervient
tantôt la voix de la raison et tantôt celle de l’inconscient et du surmoi (p.
283). Les souvenirs peuvent être en même temps précieux et encombrants. Pour
pouvoir vivre sa nouvelle vie Aëd ne doit plus invoquer leur retour. La
frontière entre le rêve et le réel est précaire et signifie une perte des
limites et, d’autre part, le choix d’un style allégorique. À la fin du récit
“il nous est livrée l’image d’un homme débarrassé sans doute de son ‘mal’, mais
hélas, enclin à commettre paradoxes et maladresses” (p. 283). Il apparaît
libéré de son lourd passé, mais il ne se souvient que de deux noms : Aëlle et
Jarbher, femme et ville qu’il adopte à l’exclusion de toutes les autres. La
quête d’Aëd est celle d’un individu qui désapprend pour apprendre, et
vice-versa. Aëd échoue dans un no man’s land de l’imaginaire et sa souffrance
correspond au malaise de l’exilé, à son manque de conformité avec le nouveau
contexte. Sa situation est à ce point intenable que, pour être en paix, il doit
se dissocier de lui-même, puisqu’il demeure malgré tout lié à Orsol par des
racines anciennes inflexibles. DIB oppose
Jarbher et Orsol qui, se faisant face tout en étant séparées par l’océan,
traduisent l’existence de deux mondes en butte à une réciproque ignorance, à
une méconnaissance de ce qui compose l’être de l’autre (p. 299). En tout cas,
la fin du roman ne nous dit pas si nous sommes conduits à une situation
d’effacement ou de renaissance : la problématique est ouverte et l’appréciation
est laissée au lecteur. Ici, l’épreuve du personnage est aussi celle du
langage. DIB montre donc que la vérité
consiste autant, sinon plus, dans la différence que dans l’identité, et qu’on
ne reconnaît pas en tant que telles les tares et les vices de la civilisation à
laquelle on est charnellement attachés.
Dans sa conclusion, ZELICHE souligne que le parcours de DIB est l’illustration d’une ascension artistique
et spirituelle. Ses personnages sont des insatisfaits qui cherchent à repousser
les barrières qui les empêchent d’évoluer vers leur idéal. Ils reflètent les
préoccupations de l’auteur lui-même : ils sont des visionnaires qui “avancent à
contre-courant de la pensée archaïque, soutenus par une volonté de s’affirmer,
un souci de pureté mystique [...]. Ils interpellent la subjectivité, conduisent
à une inscription dans l’universel en passant par une connaissance de soi” (pp.
317-318). ZELICHE met aussi en évidence
que “entre un livre et un autre, il y a souvent des ponts établis au moyen de
réemplois de certaines thématiques, de techniques d’écriture et de postures
physiques et psychologiques des personnages” (p. 319). En outre, la volonté de
transcender les limites concerne la langue elle-même, tout comme les procédés
stylistiques “œuvrent tous pour transformer l’état présent des choses,
surmonter les incohérences qui empêchent toute renaissance. [...]. Chez DIB, le style se représente à travers une
tendance à la nouveauté et à l’individualité, à travers une poétique qui vise à
atteindre l’essence des choses. Il reflète le dépassement de soi et
l’aspiration à des moments de consciences exceptionnelles” (p. 320). Les
parcours de l’écrivain et de ses personnages procèdent donc très efficacement
de manière parallèle. Pour conclure, nous nous permettons de conseiller très
vivement la lecture de cette étude qui, bien que plutôt redondante et parfois
alourdie par la répétition de certains concepts – c’est le seul défaut que nous
pouvons lui attribuer – constitue un approfondissement admirable et original de
l’œuvre de l’un des plus grands écrivains d’Algérie.
Daniela MAURI
Ponti / Ponts - Langues Littératures
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