La pensée : triomphes et déroutes
Histoire de la pensée en terre d’Islam
Miguel Cruz-Hernandez
Editions Desjonquères, 2005
1000 pages
ISBN : 2-84321-074-7
Rédigé parMiguel Cruz-Hernandez
Editions Desjonquères, 2005
1000 pages
ISBN : 2-84321-074-7
Mohamed-Salah Zeliche
Paru sur Fabula.Org le 5 juillet 2006
Histoire de la pensée en terre d’Islam : un si gros ouvrage traduit de l’espagnol et mis à jour par Roland Béhar. Il est d’autant plus gros qu’il est riche et fort agréable à lire. Miguel Cruz Hernandez en est l’auteur. Il compare, commente, analyse, explique, va au-delà du simple exposé et cependant reste dans le cadre de l’humain et de l’universel. Bref, loin des délires de puissance de certains historiens.
La rigueur de ce travail offre au chercheur, désireux de connaître la pensée islamique, l’avantage d’un outil des plus efficaces. Travail à replacer nécessairement dans cette tradition des dialogues fructueux entre les cultures (Louis Massignon, T. E. Lawrence, Jacques Berque, Louis Gardet, André Miquel…), à considérer surtout pour ses vertus tant scientifiques que didactiques.
Il s’agit d’un regard d’historien et de penseur en rien pressé, en revanche polyvalent, admirable et qui justifie d’une évidente indépendance intellectuelle. Preuve en est ces quelques sous-titres qui disent combien le monde se prête différemment aux regards : analyse initiale de la doctrine par les juifs, analyse initiale de la doctrine par les chrétiens, interprétation extérieure à l’Islam, interprétation favorable au christianisme, interprétation rationaliste de l’Islam, interprétation intrinsèque de l’Islam…
Voilà en effet qui pose le sujet dans un cadre tendu et problématique. Par conséquent, discuter des divergences et pouvoir lever le voile imposent certes de la distance, mais imposent de se retremper dans l’ambiance qui a permis l’émergence de telle ou telle conception. Ce à quoi d’ailleurs nous invite d’emblée Miguel Cruz Hernandez.
Les racines de la pensée islamique
Au départ, il y a l’Arabie et les Arabes d’avant l’Islam dépeints à travers une ébauche historique et géographique de la région. A travers une esquisse de leurs coutumes, de leurs croyances et de leur idolâtrie. La question se pose aussitôt de savoir quelle mentalité accorder aux hommes dans ce contexte précis.
Deux attitudes se dessinent, nettement contradictoires et relevant assurément du stéréotype. D’une part, la générosité, la courtoisie envers les femmes et les faibles, le respect de la parole donnée. De l’autre, la luxure, la triche, l’orgueil, la rancune, l’ivrognerie, la tendance à se quereller. Or cela ne suffit pas pour dresser un tableau correct et exhaustif ; et s’en contenter serait on ne peut plus réducteur et tendancieux. Aussi Miguel Cruz Hernandez plonge-t-il franchement dans l’humus du temps et des lieux pour leur prendre ce qu’une simple vision ne peut percevoir : l’essence de l’être arabe qui préside à l’ordre de l’époque.
Nous sommes ainsi amenés, par exemple, à comprendre que la place est centrale de la poésie en société arabe. De sorte que le génie est poussé traditionnellement par les poètes jusqu’à l’exigence d’élaborer les métaphores les plus compliquées. D’aucuns soutiennent qu’ainsi l’absence de liberté laisserait peu de terrain à l’invention poétique. Mais il faut trouver là plutôt un trait de la rigueur qui d’ailleurs arroge au verbe sa force et, comme on le sait, à cet art un pouvoir redouté des puissants eux-mêmes. On peut voir là chez l’auteur sa volonté de remettre en question les croyances arrêtées et cependant mal établies. Ainsi de la fantaisie dont on veut à tort caractériser la poésie préislamique, lors même que la beauté des poèmes découle d’un regard perspicace, d’une aptitude à donner à la nature une sensualité. Lors même qu’elle est « travaillée comme une délicate marqueterie de pure algèbre poétique ».
Remonter à la période préislamique permet de dégager ce qui dans le monde arabo-musulman a survécu aux siècles et leurs vicissitudes. En effet, la croyance en un destin inexorable susceptible d’être remarquée aujourd’hui encore chez un Oriental a bien précédé l’avènement de l’Islam. Tout comme ces codes de l’honneur et l’exigence d’une rectitude morale. Tout comme cette solidité des liens de parenté. Sur ce dernier point justement, il faut voir autant une donnée de la communauté qu’un facteur de division, de tribalisme et de guerre. En ce sens, et pour établir un parallèle entre les Andalous et les Mecquois, embourgeoisés pareillement et de ce fait sujets à la déliquescence morale, Miguel Cruz Hernandez en réfère à Ibn Khaldùn ( 1332-1406). Car, manifestement, le caractère nomade de la société arabe vivant dans le désert, possèderait la vertu de préserver même de l’abâtardissement. A cela, l’auteur ajoute l’implacable nature et les imprévisibles catastrophes ; celles-là, omnipuissantes, menacent la vie des hommes et celle de leur bétail, les obligent à de constants déplacements, exacerbent enfin leur fatalisme. Cette thèse de l’influence du milieu naturel, pour consentir des origines au fatalisme, est tout à fait recevable. De là, la place réservée ici à la méthodologie d’Ibn Khaldùn dans l’approche de ce phénomène.
Le désert représente aux yeux de certains un motif d’exotisme. Sa définition pour autant n’en reste pas moins des plus compliquées. Il est lié directement au comportement de l’homme – voire intimement à sa parole pour ne pas dire sa poésie. La philosophie existentialiste de l’Arabe, sa vision cosmogonique, son éthique ne doivent en aucun cas être dissociées de l’élément désert et des sensations que celui-ci occasionne. Du fait, de ce sentiment d’impuissance et de solitude insondable, face au caractère désinvolte de son univers, l’homme du désert en vient à désespérer de tout – ce, jusqu’au jour de la révélation (islamique) où un sens à sa vie est devenu évident.
Le fatalisme serait dans cet ordre d’idées la survivance d’une vision primitivement radicale que la déréliction aurait fait naître dans les profondeurs de l’être arabe. Miguel Cruz Hernandez à juste titre pose cette question : « Les Arabes islamisés en conservent-ils quelque choses ? ». La réponse, poursuit-il, ne peut être qu’affirmative, à condition d’être nuancée. Ce point de vue, Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) le partage : « le désert produit des hommes aussi pauvres qu’ambitieux et socialement forts, et […] ce fut là la raison de ‘’la déroute du roi des Perses face à l’émir des Arabes’’. Mais, à la troisième génération, le bien-être et les richesses obtenus, la décadence met un terme à tout ». Il en ressort de cette conclusion l’idée chez Averroès d’une dialectique de l’histoire. La spécificité des lieux (a fortiori la dureté et l’aridité des déserts) est un des facteurs déterminants du type des mentalités et des mœurs. Cette thèse recoupe nul doute celle de la nécessité et du besoin impliquant la découverte des moyens. En poursuivant sur cette lancée, ne peut-on pas dire que la foi ardente du nomade tire ses moyens d’un transfert ? L’omnipuissance de Dieu ne s’est-elle pas en effet substituée à celle du Désert ? L’on sait que la conception de Dieu en philosophie musulmane ne peut souffrir ni partage ni concession. Avicenne (Ibn Sina, 980-1037) citant le Coran dit qu’il n’y a rien au monde de subsistant. Tout change, sauf Dieu . Au fatalisme, il y aurait donc deux raisons : un inconscient qui transcende le temps et l’existence d’une Puissance qui justifie de tout. Car, précise l’auteur, Dieu est un et unique, c’est-à-dire sans égal, indivisible, havre pour l’homme .
Grâce à un va-et-vient dans le temps cet historien démontre l’évidence d’un lien entre le réflexe de l’homme du désert et le réflexe de l’homme parvenu à ce qu’on pourrait appeler l’apogée de la civilisation – soit cet homme instruit concevant la merveille que fut l’Alhambra. Voilà une fois de plus qui ramène à l’hypothèse d’un inconscient primitif présent dans les œuvres d’art et les domaines de la connaissance. En art, on en conviendrait, par un procédé d’abstraction, il est loisible d’entrer dans l’impersonnalité. La géométrie, en tant que « symbolisation de la création, du cosmos et de la vie », nous offre une de ses plus belles victoires sur le démon de l’errance et du sans limite – nous rendant héritiers de cette coupole tant merveilleuse qu’ésotérique du salon des Ambassadeurs de l’Alhambra. Qu’est-ce à dire ? Pour que ces formes cessent d’être énigmatiques, pour pénétrer leurs mystères, note l’auteur en passant, il a fallu se rappeler ces temps antiques, cette façon dont on disposait les tentes et les rituels qui participaient à leur embellissement. Au total, si quelque chose pouvait s’exprimer à l’insu de l’architecte et de l’artiste, ce serait ce qui proviendrait des recoins les plus intimes de la mémoire collective.
L’Islam dans l’histoire des religions
Miguel Cruz Hernandez étudie la place réservée à l’Islam dans le concert des religions, montrant ses similitudes avec la Loi juive et l’Evangile chrétien. Etat de choses qui a donné lieu à l’accusation d’imposture vis-à-vis du prophète Mahomet (Muhammad). Là, une parenthèse s’impose : poser d’entrée de jeu le problème qui a nourri la polémique pendant des siècles entiers, et y répondre, est sans conteste un gage de bonne foi de l’auteur. C’est d’ailleurs le souci de la rigueur qu’on observe le plus à la lecture de chaque page. A cette question, il répond sans détour : « Une analyse historique et théologique sérieuse ne permet pas […] d’en déduire que Mahomet fut un imposteur – thèse plus guère soutenue – ou que l’Islam serait un syncrétisme judéo-chrétien arabisé, ou bien encore un avatar chrétien antitrinitaire ». En bref, le but fixé par cette étude est visiblement la connaissance, la dissipation des malentendus (et ils sont hélas nombreux), la confrontation des thèses et le dialogue.
L’auteur cite les diverses et nombreuses critiques formulées à l’encontre de la ‘’nouvelle religion’’ – ne prenant position pour aucune d’elles. En revanche, ces critiques sont commentées, analysées, situées dans le contexte précis qui est le leur. Mieux, ces critiques, à la lumière des éléments de la connaissance actuelle ou passée, sont amenées à décliner leurs motifs sinon leurs prétextes. L’avènement de l’Islam est placé dans les univers qui l’ont précédé, celui de la prophétie (Judaïsme et Christianisme) ainsi que celui d’une population arabe préislamique majoritairement polythéiste. La présence du prophète Muhammad de fait tranche nettement avec l’ensemble de ce paysage religieux ; par conséquent, il faillit être lapidé et sa mission doit faire face à un déchaînement de calomnies. C’est ainsi d’ailleurs qu’il est amené à fuir (hijra) à Médine en l’an 622, date puissamment symbolique puisque considérée comme le début de l’ère islamique. Les Médinois lui réservent un accueil aussi chaleureux qu’ils se convertissent en nombre considérable. Il devient tout à la fois chef religieux, social, juridique, militaire. Mais, dans ce contexte nouveau, plurireligieux, il fait preuve encore de sens politique hors pair et d’autant de tolérance.
Dix-huit ans après son décès, le Coran connaîtra sa version écrite définitive – les sourates étant auparavant apprises par cœur par des mémorisateurs (huffaz). Or l’analyse montre dans les textes une forte présence des éléments abrahamiques et nazaréens. Ils vont donner l’occasion à d’incessantes critiques cependant toutes « contradictoires ».
Vient l’expansion de l’Islam, rapide. Les centres d’influence, comme on peut l’imaginer, changent de mains ; les règles régissant les rapports s’en trouvent sévèrement affectées. Après avoir fait face au polythéisme, l’Islam est confronté à l’analyse des juifs et des chrétiens. L’on retiendra, entre autres, les thèses résolument critiques de saint Jean Damascène (57/676-132/749).
La sunna
L’expansion de l’Islam, faut-il souligner, s’accompagne du développement de la sunna (la tradition) : la parole du prophète (hadit), voire certains de ses silences, sont appréhendés comme des fondements de la juridiction. Le fait de se référer nécessairement à la sunna remonte à l’imamat d’Abou Bakr, désigné par le prophète avant sa mort à le remplacer à la tête de la prière. Ainsi la gouvernance (khalifa) est-elle liée implicitement à l’imamat. Notons : Khalifa signifie en arabe celui qui ‘’remplace’’, soit celui qui ‘’succède’’. A la suite de cette désignation d’Abou Bakr et de l’autorité d’office attachée à l’imamat, la prière solennelle du vendredi va revêtir pendant longtemps sinon toujours l’aspect d’une pratique fortement politisée. C’est à la mosquée que sont haranguées les populations. Aussi, dans l’ordre des choses, l’empire musulman construira-t-il ses plus belles et plus grandes mosquées.
Miguel Cruz Hernandez, dans les cinquante premières pages met son lecteur en situation. Doté de ces éléments de la connaissance, celui-ci ainsi peut mieux mesurer l’ampleur des questions qui restent à poser. Il peut ainsi appréhender dans ses ramifications la pensée en terre d’Islam, voire ses grands courants. Les diverses interprétations, toutes, pense l’auteur, ont échoué à saisir l’Islam dans sa globalité et ses plus importantes dimensions. Il pose la question de savoir laquelle des approches est le plus à même d’instruire honnêtement, puis recommande de « considérer l’Islam en lui-même, et [de] poser en principe qu’il est son propre fondement, à partir de quoi se développe aussi bien sa propre théorie que sa propre pratique de la théologie, de la morale, du droit et de la spiritualité ». Lors même que la conception religieuse de l’Islam serait très étendue et impliquerait un développement théorique complexe de ses idées, l’auteur propose d’examiner les disciplines les plus conventionnelles des sciences religieuses (‘ulùm al-shari’a) : récitation coranique (‘ilm al-qirâ’at) ; traditions (‘ilm al-hadit) ; exégèse (‘ilm al-tafsir) ; droit (‘ilm al-fiqh) ; théologie spéculative (‘ilm al-kalâm) ; mystique (‘ilm al-tasawwuf).
A cause de l’immensité du domaine, le lecteur est prévenu à l’issue du premier chapitre que la démarche reposera essentiellement sur la théologie spéculative et la mystique, sur la philosophie scolastique, sur des renvois à l’astronomie, à la philologie, aux mathématiques et à la médecine.
Scission et légitimité
A la mort du prophète (10/632), et plus tard à la suite des deux premiers khalifats, celui d’Abû Bakr et celui de ‘Umar Ibn El-khattab, vient le temps des tensions, des frustrations, des ressentiments, des déchirements et des scissions. En effet, certains des membres de la famille de Mahomet, en particulier ‘Ali Ibn Abi-Talib (cousin et gendre de celui-ci), se disent lésés de leur ‘’droit’’ lorsque ‘Utman est désigné pour succéder à l’Emir des croyants, ‘Umar Ibn El-Khattab. Or ‘Utman est assassiné et ‘Ali rendu responsable de sa mort par les Marwanides. Il lui est par conséquent demandé d’apporter une preuve irrécusable de son innocence. Ce qu’il n’a pu ou su faire. Désigné quatrième calife, le conflit prend des proportions telles qu’on en est venu aux armes. L’arbitrage pour parer à cette grande fitna (guerre entre gens de même confession) reste sans effet : les premières dissensions islamiques ont lieu ainsi, irréparablement. Certains adoptent une attitude de neutralité (on les nomme mu‘tzilites : ceux qui s’isolent), d’autres quittent la place jugeant sacrilège tout arbitrage (on les nomme kharijun : les sortants). L’arbitrage toujours est-il ne tranche pas en faveur de ‘Ali. Ses opposants élisent calife Mu’awiya, alors gouverneur établi en Syrie. S’ensuivent l’attaque et l’écrasement par ‘Ali des kharijites à Nahrawân (658). Mais ‘Ali ainsi d’un point de vue militaire commet une grave erreur. Un bon stratège s’en serait pris d’abord aux plus aguerris de ses adversaires, soit dans le cas présent aux partisans de Mu‘awiya. L’un des adeptes des kharijites parvient néanmoins à assassiner ‘Ali près de la grande mosquée de Koufa. Le lieu de son enterrement devient le sanctuaire de Nadjaf. La division des Musulmans entre sunnites (partisans de Mu’awiya et de la sunna) et chiites (partisans de ’Ali, donc de la chi’a dont le nom tient de ce dernier) s’aggrave lorsque Husayn (fils de ‘Ali) est tué atrocement à Karbalâ’. Sa tombe devient le sanctuaire le plus visité et son personnage auréolé : il est élevé au rang de prince des martyrs (sayyid al-shuhadâ’).
Cet épisode de l’Islam est axial en ce qu’il va générer diverses et successives dynasties. En tout cas, l’histoire retiendra de violentes et nombreuses guerres entre musulmans. Si l’idée d’une légitimité est souvent invoquée, elle reste néanmoins prétextuelle. A la faveur de ce climat délétère font florès les interprétations et les doctrines les plus diverses. Y ressuscitent d’antiques croyances – notamment chez les chiites.
La dynastie des Omeyyades ainsi est finalement rattrapée par celle des ‘Abbassides loin de souscrire au caractère arabe ni à la tradition aristocratique des califes de Damas. En principe, c’est au nom des ‘Alides et de leur réhabilitation que les ‘Abbassides combattent les Omeyyades. Or, parmi les ‘Alides il faut compter des groupes non arabes aux origines très diverses. Et la victoire sur les Omeyyades n’autorise jamais de rétablir cette légitimité. A ce sujet, Louis Gardet a pu noter que « des descendants de ‘Ali, reconnus comme imam(s) par les shiites, reçurent des pensions du pouvoir ‘abbâsside, à la condition de renoncer à toute entreprise directement politique ».
Sectes, doctrines, écoles et enseignements
Miguel Cruz Hernandez, pour une distinction avec le sunnisme, et des raisons à l’évidence didactiques, préfère traiter séparément de la pensée dans l’Islam chiite. Au mouvement et au développement de celui-ci, il accorde une triple racine : dynastique, idéologique/religieuse, et enfin ethnique/culturelle. Du VII è au XII è siècle, essentiellement, l’univers chiite assistera à l’émergence et à l’évolution de l’ismaélisme. La doctrine théosophique du même nom, l’auteur la définit comme suit : « [Elle] repose sur cinq éléments : une interprétation particulière du monothéisme islamique, un imamat complexe et hiérarchisé, l’idéologisation gnostique, la théosophie zervanide, et enfin l’idée de l’homme archétypique – éléments qui se fondent tous dans l’ensemble très hermétique de la doctrine ».
Puis, à la suite de cet exposé, est abordée l’étude de la théologie spéculative (le kalâm). Ensuite la mystique soufie et la philosophie islamique (la falsafa). Miguel Cruz Hernandez passe en revue les différentes écoles, les principaux penseurs, théoriciens, faqihs, juristes dont un grand nombre est natif de Bassorah. En revanche, il consacre des chapitres entiers aux grands noms que sont Al-Farabi (872 ?-950), Avicenne (Ibn Sina, 980-1037), Al-Ghazali (1058-1111). La première partie de l’ouvrage s’achève sur le prolongement oriental de la théosophie néoplatonicienne (XI è – XIII è siècles) où à la suite d’Avicenne, logiquement, apparaît son adepte Sohravardi (1155-1199), celui dont l’ouvrage Le Récit de l’exil occidental (Qissat al-ghorba al-gharbia) peut encore témoigner aujourd’hui de la possible communion des pensées et des peuples. Ceci, avant d’entreprendre la très importante deuxième partie de l’ouvrage : La pensée en Al-Andalus (IX è – XIV è siècles).
Pour donner une idée de l’importance des questions traitées, voici dans cet aperçu du sommaire les principaux domaines sur lesquels repose l’œuvre de Miguel Cruz Hernandez :
PREMIERE PARTIE : La pensée en Orient, des origines au XII è siècle
I/ Les racines de la pensée islamique
II/ Origine et développement du chiisme (VIII è – XII è siècles)
III/ Le Kalâm, ou théologie spéculative (VIII è – XII è siècles)
IV/ La mystique soufie et l’ésotérisme jusqu’au XII è siècle
V/ La formation de la philosophie islamique : la Falsafa
VI/ Al-Farabi
VII/ Avicenne
VIII/ La réaction du Kalâm contre la philosophie : Al-Ghazali
IX/ Le prolongement « oriental » de la théosophie néoplatonicienne
SECONDE PARTIE : La pensée en Al-Andalus (IX è – XIV è siècles)
X/ L’essor de la pensée en Al-Andalus : Ibn Masarra et son école
XI/ L’époque des encyclopédies, Ibn Hazm de Cordoue (994-1064)
XII/ Le développement de la pensée sépharade (XI è – XII è siècles)
XIII/ L’influence d’Al-Kindi et d’Al-Farabi (XI è siècle) – Avempace (1080 ?-1138)
XIV/ L’influence d’Avicenne : Ibn Tufayl (Av. 1110-1185)
XV/ La synthèse entre théologie et philosophie de Maïmonide (1135-1204)
XVI/ La cabale dans l’empire ottoman
XVII/ Apogée et fin de la falsafa : Averroès
XVIII/ L’épanouissement du soufisme - Ibn ‘Arabi (XI è – XIII è siècles)
XIX/ Le déclin de la pensée d’Al-Andalus (XIII è – XIV è siècles)
TROISIEME PARTIE : La pensée islamique d’Ibn Khaldûn à nos jours
XX/ Le déclin intellectuel de l’Islam médiéval sunnite, Ibn Khaldûn (1332-1406)
XXI/La théosophie orientale du XIII è au XV è siècle
Appendice : le rayonnement d’Ibn ‘Arabi
XXII/ La pensée iranienne du XVI è au XVIII è siècle
XXIII/ La pensée iranienne aux XIX è et XX è siècles
XXIV/ Le réveil de la pensée musulmane au XIX è siècle
XXV/Rénovation et nationalisme dans la pensée islamique du XX è siècle
XXVI/ Influence de la pensée européenne contemporaine et réaction intégriste
Vers une pensée libérée
Il en ressort de ce sommaire le découpage suivant : VII è – XII è siècles, IX è – XIV è siècles (en Al-Andalus), XIII è – XX è siècles. Découpage historique et géographique, avec une importance accordée aux plus illustres des noms de la pensée islamique. Elle a l’avantage cette méthode de focaliser sur la pensée dans ses multiples caractères, sans affecter en rien la continuité historique et dialectique. Des origines à nos jours, pour opposées et différentes que fussent les sectes, les écoles, les doctrines le caractère prévalant a toujours été revendicatif.
La mise en perspective de cette dialectique qu’articule la dimension revendicative nous impose ce bref survol historique :
* Du VII è au XIV è siècle, l’Islam apparaît dans sa gigantesque stature. D’une part, notamment à la suite de la mort du prophète (632), ses combats et ses conquêtes grâce auxquels il s’universalise ; d’autre part, ses conflits internes et ses divisions. Ensuite, particulièrement du VIII è – XII è siècles, tant en Orient qu’au Maghreb, une période de splendeur et d’humanisme qui n’est pas sans être tourmentée par de farouches divisions. Puis, l’époque des luttes contre les dissociations et l’influence des ethnies nouvelles (turco-mongoles).
* Le XIX è siècle, lui, se montre dans sa volonté et ses entreprises de renouvellement. Le monde arabo-musulman, du fait surtout de la colonisation, fait face au développement industriel, parce que accompagné des idéologies et des modes de pensée jugés selon lui déshumanisants et pervertissant.
En somme, le regard du musulman d’aujourd’hui, comme celui d’hier, à une nuance près, est tourné forcément vers ces siècles de décadence et de splendeur. Cela nous ramène à l’idée d’une estime de soi qu’il faut rétablir, construire, voire actualiser constamment.
Sortir du marasme a toujours été à l’ordre du jour. Il y eut les tentatives d’Ibn Taymiya (641/1263 – 728/1328), sa défense d’une restauration d’un Islam originel et sa volonté de concilier ash’arisme et mu’tazilisme. Muhammad ‘Abd al-Wahhâb (1125/1703-1206/1792), père du wahhabisme, s’attaque aux superstitions du soufisme populaire, au culte des saints, à l’immobilisme religieux prônant de revenir à la tradition des premières générations de l’Islam. Jamâl al-Dîn Afghani (1255/1839-1315/1897) en musulman très engagé « tenta de renouer avec l’essence de l’Islam en l’accordant aux conditions sociales du XIX è siècle ». Or cet intellectuel voit ses efforts finir dans une impasse. D’un côté, l’intransigeance coloniale qui redoute le réveil populaire et travaille en revanche à renforcer le système traditionaliste. D’un autre côté, le traditionalisme religieux pour lequel une ouverture culturelle implique de céder aux « coutumes européenne dépravées ». Il y eut son disciple et contemporain Muhammad ‘Abduh (1261/1845-1323/1905) qui comme lui séjourna à Paris et défendit la thèse d’une compatibilité entre la foi islamique et la pensée rationnelle. Muhammad Iqbâl (1293/1876-1357/1938) enfin qui inscrit sa démarche dans le cadre de la restauration des valeurs et de la revivification de la pensée islamique en se recommandant de la philosophie européenne de son époque. Et bien d’autres penseurs et philosophes, qu’il serait impossible de rappeler ici, dont les réflexions ne sont pas des moindres.
Ces efforts de renouveau (nahda), de réactualisation et de construction débouchent sur un sans issue pour une bonne et simple raison : le refus de la critique sinon de l’autocritique. Voilà un caractère qui tranche avec la permissivité occidentale, celle-là qui a autorisé bien des avancées et des libérations. Miguel Cruz Hernandez en veut pour preuve le cas d’un Taha Husayn, d’un Naguib Mahfouz et d’un Rushdie. Or ce refus signifie un effet de contraste de deux modes de pensée. Et pour le transcender, une fois pour toutes, peut-être faudrait-il mieux définir/redéfinir l’humain – ce que les Lumières assurément ont su faire, avec toutefois beaucoup de peine.
Nombre de Musulmans aujourd’hui sont férus de connaissances philosophiques occidentales. Heidegger, Jaspers, Sartre, Merleau-Ponty, Mounier, Camus, Freud, Marx, Nietzsche…tous sont reconnus et même enseignés. Mais face aux mouvements enhardis du prosélytisme religieux, leur voix est – jusqu’à nouvel ordre !? – réduite à la pâleur des bribes et même au silence. La place est donnée, manifestement trop de place, à l’entreprise de recouvrement de soi – au détriment d’une réelle politique de développement. Dans cette faille, le passéisme s’engouffre trouvant de quoi ériger des desseins tout aussi incohérents que dangereux. Un décalage avec le temps induit à vivre en décalage avec l’ordre du monde – pour tout dire, avec soi-même.
Pour autant, tout est-il perdu ? ‘’On en est encore loin’’ – entendre, loin de la sortie de crise – est le mot de la fin de Miguel Cruz Hernandez qui toutefois met en garde de penser que les philosophes arabes et musulmans n’en ont pas assez fait. Le croire, c’est révéler une méconnaissance des penseurs du monde musulman. Combien, s’interroge-t-il, « de professeurs, d’idéologues et de journalistes occidentaux se sont-ils penchés ne serait-ce que sur les préfaces des œuvres des penseurs islamiques ? ». Il reste que l’auteur met le monde islamique devant ses impératifs : le moment est peut-être venu de délimiter « une fois pour toutes les domaines de la philosophie et de la religion ». Et la réponse, les mots d’Adonis la lui rappelle : la pensée islamique tôt ou tard est sommée de poser la distinction des trois réalités de la spiritualité religieuse, de l’organisation sociale et de la pensée critique .
Tout compte fait
Le travail de Miguel Cruz Hernandez est avant tout un effort de compréhension et de dévoilement. Il reprend les faits historiques, décrit leurs problématiques et les attitudes prises soit pour y faire face soit pour les interpréter ; il en tire des enseignements et des conclusions, émet des réserves nombreuses. Mais au préalable il aura soumis à un examen critique et détaillé les données de la question posée. Rien n’est laissé au hasard de la discussion (car il s’agit de franche discussion). Mais nombre de constatations surviennent, qui invitent cependant à la retenue, à la prudence, à résister à la tentation de ralliement aux thèses existantes. L’étude du soufisme à ce titre est abordée comme suit : « La question des origines de la mystique soufie (tasawwuf) et de ses relations avec l’ésotérisme (bâtiniya) est tellement insoluble. Aucune des sources existantes n’est antérieures au IX è siècle […] ». L’étude d’Avicenne (Ibn Sina), elle, est entamée pareillement dans sa forme problématique : « L’importance d’Avicenne dans la pensée du monde musulman comme dans celle du Moyen-âge latin a suscité de sa philosophie des interprétations diverses, voire contradictoires. [...] problème que seul l’examen de ses écrits, de ses prologues et de sa biographie permet de résoudre ». Ce genre d’introduction est d’usage dans ce livre (c’est tant mieux) et on a plaisir à suivre les développements qui mènent de proche en proche, mais inévitablement, à une vision tant claire que totale. Miguel Cruz Hernandez n’abdique jamais devant les réquisitoires et les opinions souvent dictés par des a priori, qui occultent les réalités du monde arabo-musulman.
Tout compte fait, cet ouvrage s’il ne prétend pas avoir la carrure d’un traité complet d’islamologie n’en constitue pas moins, avec ses mille pages et l’immense savoir qu’il recèle, une référence qu’il conviendrait de rappeler particulièrement. Un livre, pour tout dire, qu’on aimerait avoir tout près de soi.
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Petite biobibliographie de l’auteur
Miguel CRUZ HERNANDEZ, né en 1920, a détenu la chaire de philosophie et de psychologie de l’université de Salamanque de 1950 à 1975, puis de pensée islamique à l’université autonome de Madrid, de 1975 à 1998. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la question, de La Métaphysique d’Avicenne (Grenade, 1949) à Abû l-Walid ibn Rushd (Averroès) : vie, œuvre, pensée, influence (Cordoue, 1986), outre de nombreuses traductions. Sa synthèse de l’histoire spirituelle et intellectuelle de l’Islam est un ouvrage de référence qui fait autorité.
Pour citer cet article :
M-S. Zeliche, La pensée: triomphes et déroutes
http://www.fabula.org/revue/document1436.php
Ou
http://www.sentiers-sentiers.blogspot.com
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