Fiction et réalité : dépassement et diffamation
La littérature comparaît à la barre. Au cœur du sujet : une intention de nuire. Elle est tantôt déboutée tantôt acquittée – à l’égal de sa commère la caricature, fort bien applaudie dans la relaxe de Charlie Hebdo.
Sur son site, Jean-Marie Le Pen communique à la presse l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans l’affaire qui l’opposait à l’écrivain Mathieu Lindon, son éditeur P.O.L. et Serge July, directeur de Libération à l’époque des faits. Lapidaire et sans état d’âme, le communiqué désigne ces derniers comme d’indéniables diffamateurs – la justice française les ayant déjà désavoués.
L’accent est mis sur le fait que c’est « la réalité et non la fiction » qui a été jugée. Entendre : si le texte incriminé prétend être une fiction, les faits, eux, restent du ressort de la réalité. C’est leur utilisation, autre réalité, que le FN souhaite apporter à la connaissance de l’opinion. Pour ce parti comme pour son président l’arrêt de la CEDH a valeur de démenti des idées qui leur sont opposées. Ils ne sauraient espérer meilleur appui à leurs desseins politiques.
Les faits remontent à 1998. Mathieu Lindon publie un « roman » s’intitulant Le procès de Jean-Marie Le Pen. Y est évoqué la mort à Marseille d’un jeune homme comorien (Ibrahim Ali) entraînée par des colleurs d’affiches du FN. Mais on y est revenu aussi sur l’assassinat, le 1er mai de la même année 1995, du jeune marocain (Brahim Bouaram) jeté dans la Seine par des skinheads lors d’un défilé parisien du parti de Jean-Marie Le Pen. Lequel, dans la foulée de la narration est qualifié de « chef de bande de tueurs », de « vampire » et de menteur.
Serge July, lui, fait paraître une pétition dans Libération, permettant à 97 écrivains de soutenir l’auteur – ce qui n’est pas pour minimiser l’effet des propos incriminés. La justice française y voit là un comportement propre à exhorter à la violence. Et – quand bien même Jean-Marie Le Pen aurait été déjà condamné pour délit d’opinion – la CEDH, saisie à son tour, ne déroge qu’à peine aux jugements des tribunaux de Paris. Trois des quatre passages impliqués sont jugés diffamatoires.
La part de la fiction et de l’imagination est sans doute remarquable dans le livre de Mathieu Lindon. Néanmoins, de faire valoir que son entreprise est fictionnelle ne lui a été d’aucune utilité. Le titre est explicite. La personne à qui il impute les faits est – comme l’énonce l’article 29 de la loi sur la presse – clairement désignée. Par là, le délit de diffamation davantage établi. Ainsi l’auteur a-t-il inversé la donne – en étant aussi intraitable que le FN est ‘’dangereux’’. Il franchit la ligne qui aurait pu assurer à son travail le statut de fiction. Du coup, sous sa plume le texte devient un passage à l’acte ; tout au moins un acte matériel et une pratique réglée. L’éthique alors interpelle le justiciable qu’est l’auteur.
Nous sommes loin de Roland Barthes qui, évoquant L’Etranger, prête de la blancheur à l’écriture de Camus. Laquelle consiste dans un style quasi journalistique au moyen duquel, face à l’Histoire, l’auteur adopte une posture détachée propre à lui éviter les écueils. Loin, certes, également, des Mandarins (1954) où Simone de Beauvoir, grâce à un ‘’puzzle’’ dont elle a changé et interverti les noms des protagonistes, aurait prétendu qu’Albert Camus avait commis un faux témoignage. Mais là aussi les faits ont parlé qui appartenaient à l’Histoire – n’en déplaise à l’auteur qui refusa de l’admettre. Il y a chez tout écrivain une charge affective latente, parfois intense, qui amène à recourir à l’esthétique. Et cette esthétique formante, transformante, excitante… n’arrive à ses fins qu’en recourant à l’indirect.
La littérature n’est pas supportée quand elle accuse sans apporter de preuves. Ni quand elle excite âprement ce qui est intimement profond dans l’être, qu’elle s’empare d’un des versants de l’affect pour lui prêter une coloration diffamante. Ni encore quand, à travers un cas isolé ou individuel, elle impute la faute à tout un groupe, à toute une culture pour les offenser, les provoquer, inciter à les haïr et à les excommunier. En somme, le caractère est pervers d’une telle parole – le locuteur entendant Etre à travers la négation de l’autre.
Notons que si l’intention de nuire est souvent flagrante, elle n’a pas toujours requis le même jugement de la part des tribunaux. L’on en veut pour preuve l’affaire Houelbeq dans son déchaînement contre l’Islam. Mais aussi l’affaire Charlie Hebdo dans ses caricatures, relaxées sous des applaudissements. L’un comme l’autre ont suscité des solidarités fort peu honnêtes. Cela, alors que la défense trouve une échappatoire dans le clivage Islam/intégrisme. Elle oriente les regards vers celui des versants qui n’a de renom que celui de la violence. Ici également la donne est inversée mais au bénéfice de l’offense et de l’incitation à la haine.
Présent dans les situations d’intolérance et de rejets, dans les phénomènes de groupes, dans les questions identitaires..., l’affect procède pour donner raison à la seule mêmeté. Il marque de son empreinte la volonté de soumettre l’autre à une vérité proclamée comme plus loyale. Les écrits tendancieux puisent dans son magma sulfureux quand ils ‘’passent à l’acte’’. Il est la force à l’état brut et primitif et la forme qui entend dominer de toute son étendue. Mais, en réalité, l’art comme la littérature ne sauraient s’accommoder que de son versant positif – celui qui permet de communier avec le monde.
Moralité : dans la conjoncture délicate des luttes politiques, des règles de la démocratie, du respect de l’intégrité de la personne – fût-ce au détriment de nos bouillantes convictions –, il faudrait se garder d’aller au-delà de ce que peut supporter le débat. M.-S. ZELICHE.
Pour citer cet article :
Mohamed-Salah Zeliche, "Fiction et réalité : dépassement et diffamation", http://sentiers-sentiers.blogspot.com/
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