La pensée d'Edward W. Said. Principe de vérité et conscience morale
[…] L’Orient et l’Occident
Ne peuvent plus être séparés.
Heureusement entre ces deux mondes
Se bercer, je le veux bien [...]
Heureusement entre ces deux mondes
Se bercer, je le veux bien [...]
Goethe, Le Divan,
trad. H. Lichtenberger.
Article paru sur AgoraVox le 5 septembre 2006
Rédigé par
Le 24 septembre 2003, meurt Edward W. Said d’une leucémie. Avec lui s’éteint une voix admirable, de celles qu’immortalise l’histoire. Né en 1935 à Jérusalem, une partie de sa vie se déroule en Egypte, puis au Liban avant que sa famille ne s'installe aux Etats-Unis, son père ayant la nationalité américaine. Il devient professeur de littérature comparée à la Columbia university de New York, son œuvre traverse l’atlantique, notamment grâce à L’Orientalisme, ouvrage qui fait date et que les éditions du Seuil rééditent en 2005. C’est dire, si en ces temps de bouleversements, de déséquilibres gravissimes, cette voix méritait de s’adresser aux consciences.
Said, si on a salué ses travaux, pour autant ne bénéficie pas d’une bonne presse auprès de certains. Sa subjectivité – si palestinienne, par là prétendument sujette à entretenir des ressentiments – prête à des allégations qui entendent infirmer ses raisonnements. Stérile opposition, en réalité. Ceci, quand il est aisé de voir qu’il ne passe jamais à côté de la réalité, de l’histoire, des questions cruciales soulevées par l'existence dangereuse des clivages culturels. En effet, le principe dressant le particulier face à l’universel est, en ce qui le concerne, nul et non avenu. La souffrance et la misère sont traitées dans leur caractère largement universel, fort requérant d’éthique. Ne s’acoquinant avec aucun pouvoir, il est, tout compte fait, comme il définit lui-même la figure de l’intellectuel : « quelqu’un qui engage et qui risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes […]» (Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, 1996).
Le manque de scrupule des discours, du reste la complaisance de certains intellectuels, on en conviendrait, sont à la force les alliés de toujours, en tout cas particulièrement consultés. Or la parole de Said, par son franc-parler, procède comme un réquisitoire. Elle s’élève tel un rempart face aux fabriques de thèses et toutes formes de préjugés. Face à un orientalisme nullement disposé à voir faire sa psychanalyse, elle montre qu’elle n’est prête à céder en rien à l'imposture. C’est alors qu’on invoquera l’expérience d'un homme guère réjouissante. Et qu'on passera sous silence la réserve où sa parole puise ses certitudes – soit, son indéfectible foi en l’homme.
Evoquer aujourd’hui Edward W. Said équivaut à rappeler aussitôt des sujets comme l’orientalisme, le postcolonialisme, l’identité, le choc des cultures – complexes car susceptibles d’entraîner vers des débats plutôt subjectivistes. Son nom décidément incarne une des voix arabes les plus écoutées en Occident, de celles qui entendent récuser nombre de mythes. D’ailleurs, l’idée de son livre L’Orientalisme, (1978 pour la version anglaise. 1980 pour la traduction française) est venue lorsqu’il a constaté combien en Amérique l’image de l’arabe et du musulman est dénaturée. Cet état de choses, comme on le sait, n’est pas sans être catastrophique sur les rapports interhumains, lors même que les vieux démons du racisme et du mépris de l’autre sont maintenus en vie. Sur le plan littéraire cela passe essentiellement par une esthétique de l’excès : l’Orient est schématisé, voire représenté à travers les traits grossis de la cruauté. Il est soumis aux paradigmes d’un ethnocentrisme fort étroit. Une simplification d’autant plus dangereuse que sciemment commise : les enjeux visiblement recommandent d’exacerber les différences. En partageant les habitants de la planète en cultures, en histoires, en traditions, en sociétés, en races, on signifie du coup l’importance des uns et la nullité des autres. On signifie le civisme et l’humanité des uns, l’incivisme et le peu d’humanité des autres. La réalité humaine, elle, dans cet ordre des choses, si elle n’est pas ouvertement décriée se trouve gravement méprisée. Hélas, de la sorte, toute idée de communicabilité proscrite, l’affrontement manifestement n’est pas sans être recherché.
Aux idéologues gagnés au seul Occident, Said reproche de nier et/ou méconnaître l’apport de l’Orient à la civilisation contemporaine. De fait, leur acharnement est tel qu’on les voit condamner cet autre, cet Orient musulman, à une régression inéluctable, refusant de considérer l’esprit dans son aspect éminemment humain. Les charges pesant contre cet Orient ne sont certes pas négligeables : elles sont élevées à la hauteur des déferlantes intégristes/terroristes qui prennent d’assaut l’espace politique dans certains pays arabo-musulmans. Les déterminations historico-géographiques leurs analyses, les relèguent au second plan, quand elles ne les réfutent carrément. L’on campe sur des positions sectaires. Et l’on dérive, par conséquent, dans l’ordre de l’invective et de la mystification.
Le lien discours idéologique/domination des peuples est à ce point étroit que Said leur (les idéologues) impute une responsabilité capitale. D’aucuns estiment n'avoir avec l’Orient musulman d’autres rapports que ceux de la civilisation face à la barbarie. Aussi, si cette question des déséquilibres et des stratégies communicationnelles aura rarement laissé insensibles les intellectuels du monde épris de justice, Said, dont la spécialité est le comparatisme, aura-t-il cet avantage évident de la poser dans sa globale polyvalence : artistique, littéraire, politique, historique, culturelle, linguistique, etc. Mais contrairement à certains, quand bien même ses idées l’obligent à descendre dans l’arène, il refuse la surenchère, trace d’entrée de jeu son cadre. Il le veut d’autant plus affranchi que conforme à la raison. Il entend être un héritier et un continuateur des Lumières, y inscrivant tant sa défense du vrai que la rigueur de ses jugements.
Bernard Lewis condamne le monde arabo-musulman à une décadence irréversible, du fait de ce prétexte : il juge endémiques les secousses par lesquelles la pensée intégriste se manifeste. Son ouvrage, Les Assassins, est de ceux-là qui répètent à l’envi que la violence est l’âme même de l’Islam. Des intellectuels engagent ainsi les cultures et les hommes dans des surenchères que d’aucuns, sans un rien de pertinence, qualifient de « choc des civilisations ». En fait, c’est là un refus de communion qui, s’il dénonce l’emprise très forte du communautarisme, ne relève pas moins de l’individuel, du psychologique, par là reste fort dépassable. Edward W. Said rétorque à ces critiques qu’il faudrait voir là plutôt une crise qui oppose l’esprit des Lumières à la pensée radicale, invoquant à juste titre ce contexte pour le moins tendu du Moyen Age européen. Il met en garde en tout cas contre toute uniformisation de l’image du monde arabo-musulman, toute réduction à ses traits les plus inconsistants. L’on sait que de ce contexte européen, médiéval, tendu, de surcroît obscurantiste, ont résulté l’esprit laïque et le repli de toutes les orthodoxies. Ainsi, d’ailleurs, que le rappelle Miguel Cruz Hernandez dans son monumental ouvrage Histoire de la pensée en terre d’Islam (Desjonquères, p. 854), quand il s’écarte nettement d’une façon simpliste – réductrice et dangereuse en outre – de tirer des conclusions : « [...]. Supposer que la culture arabe ou, plus généralement, islamique, serait par principe différente de l’ « occidentale », serait une erreur matérielle et méthodologique ».
Or les Lumières aujourd’hui sont vidées de l’esprit originel qui est le leur – et cela n’est pas pour arranger la pensée, ni encore pour garantir son autonomie. A l’origine, il faut citer, entre autres, les médias et leur mise sous tutelle. Enjeux et intérêts représentent depuis déjà belle lurette la visée principale, sinon la seule visée du libéralisme, tandis que celui-ci était né des Lumières et que l’humain fut son horizon, voire son souci immuable et constant. Or la perte de l’humain, et son abandon, ne sont pas sans signifier l’exacerbation des différences. Et partant, la dissipation de toute communicabilité.
Said reste intraitable, s’agissant du concept de domination : les territoires conquis, insiste-t-il, le sont autant du point de vue géographique et économique que du point de vue culturel et idéologique. Sinon, plus du culturel et de l’idéologique, tant ceux-ci constituent le ciment qui crédibilise et fait durer. Aussi trouve-t-il plus sensé aujourd’hui d’appréhender la question sans devoir séparer l’esthético-culturel et le réel, y compris en matière d’analyse artistique et littéraire. Ce lien, l’Occident a pris l’habitude de l’oublier, à la suite d’Emmanuel Kant. Le fait est que l’on ravale l’autre dans une sphère inférieure, dès l’instant où l’esprit de division est à l’œuvre. Certes, il est malaisé aujourd’hui d’éviter cette dissociation, mais des motifs éthiques et moraux le réclament.
La virulence de Said à l’encontre de l’orientalisme est évidente. Il est loin pourtant de le condamner de façon systématique. Bien des figures bénéficient de ses louanges – certains plus que d’autres, il va sans dire. Les orientalistes sont de deux sortes : ceux dont les discours font de l’Orient un simple objet de discussion, et ceux qui cherchent à mieux le connaître, qui en font un interlocuteur à part entière. Ernest Renan, bien qu’irréductible et farouche critique de l’Islam, n’en a pas moins entretenu une correspondance avec Jamel Eddine Al-Afghani (1839-1897), dont « La Revue des deux mondes » conserve les traces. T. E. Lawrence et Louis Massignon, également, dont la relation au monde arabe dépasse le cadre de la simple sympathie. Pourtant, note-t-il, l'un comme l'autre ont servi les desseins impériaux de leurs pays respectifs. Ils laissent néanmoins de vibrants témoignages de leurs dialogues avec l’Orient, qui ont trouvé une bonne écoute de part et d’autre de la Méditerranée.
Said rend hommage à ces « expériences partagées et associées qui ont modelé » plus d’un regard. Il fait montre d’indépendance d’esprit et d’aptitude à faire la part des choses. Celui des orientalistes qui inspire le plus de respect reste incontestablement Jacques Berque, dont il admire la formation et les travaux remarquables. Il note chez lui de l’exigence. Ses examens et ses analyses sont aussi rigoureux que constamment affinés. Sa méthodologie, il l’élabore pour répondre à la seule matière étudiée – non pour marquer un attachement doctrinaire. Ce qui distingue Jacques Berque des autres orientalistes consiste dans cette remarquable maîtrise des sciences humaines, qui lui permet d’apporter à son travail d’incessants correctifs. Bref, il n’est pas près, Jacques Berque, selon lui, de camper dans des considérations, reprises à loisir par certains, qui constituent le lieu de la simplification outrageuse.
Cet intellectuel, Said, doit son engagement à un complexe ancien – fort structurant de sa personnalité et fondateur nul doute de sa moralité. Les éléments biographiques, historiques et familiaux mettent en lumière un père exigeant et une mère davantage protectrice. L’affection éprouvée vis-à-vis de chacun des parents est par voie de conséquence disproportionnée. Visiblement contrastée, en fait, elle préjuge d’un souci chez l’enfant Said de synchroniser ses pendules. L’autorité paternelle impulse en lui une formidable exigence : se surpasser. Il y a là véritablement un rapport de force dont il doit pouvoir venir à bout par l’effort personnel, par la connaissance de soi et du monde.
Ceci, évidemment, sans aller dire que ce fut pour lui le seul défi à relever. N'oublions pas qu'il fut très marqué par l'inqualifiable misère des réfugiés palestiniens que ses nombreux déplacements lui faisaient rencontrer.
Trouver un terrain d’entente aux désaccords va du coup revêtir quant à lui l’allure d’une quête libertaire. Liée étroitement à une soif d’apprendre, cette quête le conduit très tôt à vouloir renverser la situation – tout au moins, à la transformer. Vouloir rendre les rapports plutôt équitables va prêter un aspect humaniste autant que vital à ses démarches. On voit là comment et par quel site s’articule la pensée politique de Said. C’est une entreprise de réhabilitation procédant tant du niveau individuel que collectif. Elle se déroule dans la confrontation et en tout cas la considération de l’autre. En dépendent le retour de l’image de soi et l’élaboration d’un savoir exemplaire. Les travaux de Said affichent une disposition à faire de réelles concessions : la distance est chez lui réduite et la peur reculée dès lors que la connaissance émane des sources de la bonne foi. Dès lors que l’autre est perçu à l’aune de la suprême justice, soit celle qui, dans l’absolue intimité, rend honteux tout égocentrisme. La démarche est certes subjective, elle peut certes contredire l’esprit de partage dont Said est en fait un défenseur et un promoteur. Mais l’individu n’en pare pas moins ainsi à son anéantissement.
Dans le langage de Said ressort une notion qui a nom de « conscience morale et politique », qui interpelle ce qui reste de lumière dans le cœur des hommes. La responsabilité est personnelle, et non moins collective, qui accompagne ses perspectives. Elle gouverne sa pensée, lui intimant certes de donner corps à une parole par laquelle il peut se repositionner, à laquelle du reste l’autre saura prêter une oreille. Et de fait, au grand dam des murs haut érigés, il saura se faire entendre. Sa parole se veut être le signifiant qui pallie l’objet manquant. Intransigeante et cependant merveilleuse : elle ne désarme devant nul faux-semblant. L’enjeu, si tant est qu'il y ait enjeu, consiste dans la seule libération. Quoi de plus simple, et plus légitime.
En définitive, il faut se garder de penser que la critique de Said serait justifiée autrement que par le principe chez lui inviolable du rapprochement des peuples et des cultures. Nuance donc à souligner particulièrement, tant elle rappelle que le débat est de l’ordre de l’humain, non des enclaves. Et si un seul mot pouvait caractériser le souci de cet homme : vérité.
Mohamed-Salah Zeliche
A lire
Quelques ouvrages d’Edward W. Said
Des intellectuels et du pouvoir, Le Seuil, 1996
L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Le Seuil, 1980,1997 et 2005
Culture et impérialisme, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000
A contre-voie, Le Serpent à plume, 2002
Le manque de scrupule des discours, du reste la complaisance de certains intellectuels, on en conviendrait, sont à la force les alliés de toujours, en tout cas particulièrement consultés. Or la parole de Said, par son franc-parler, procède comme un réquisitoire. Elle s’élève tel un rempart face aux fabriques de thèses et toutes formes de préjugés. Face à un orientalisme nullement disposé à voir faire sa psychanalyse, elle montre qu’elle n’est prête à céder en rien à l'imposture. C’est alors qu’on invoquera l’expérience d'un homme guère réjouissante. Et qu'on passera sous silence la réserve où sa parole puise ses certitudes – soit, son indéfectible foi en l’homme.
Evoquer aujourd’hui Edward W. Said équivaut à rappeler aussitôt des sujets comme l’orientalisme, le postcolonialisme, l’identité, le choc des cultures – complexes car susceptibles d’entraîner vers des débats plutôt subjectivistes. Son nom décidément incarne une des voix arabes les plus écoutées en Occident, de celles qui entendent récuser nombre de mythes. D’ailleurs, l’idée de son livre L’Orientalisme, (1978 pour la version anglaise. 1980 pour la traduction française) est venue lorsqu’il a constaté combien en Amérique l’image de l’arabe et du musulman est dénaturée. Cet état de choses, comme on le sait, n’est pas sans être catastrophique sur les rapports interhumains, lors même que les vieux démons du racisme et du mépris de l’autre sont maintenus en vie. Sur le plan littéraire cela passe essentiellement par une esthétique de l’excès : l’Orient est schématisé, voire représenté à travers les traits grossis de la cruauté. Il est soumis aux paradigmes d’un ethnocentrisme fort étroit. Une simplification d’autant plus dangereuse que sciemment commise : les enjeux visiblement recommandent d’exacerber les différences. En partageant les habitants de la planète en cultures, en histoires, en traditions, en sociétés, en races, on signifie du coup l’importance des uns et la nullité des autres. On signifie le civisme et l’humanité des uns, l’incivisme et le peu d’humanité des autres. La réalité humaine, elle, dans cet ordre des choses, si elle n’est pas ouvertement décriée se trouve gravement méprisée. Hélas, de la sorte, toute idée de communicabilité proscrite, l’affrontement manifestement n’est pas sans être recherché.
Aux idéologues gagnés au seul Occident, Said reproche de nier et/ou méconnaître l’apport de l’Orient à la civilisation contemporaine. De fait, leur acharnement est tel qu’on les voit condamner cet autre, cet Orient musulman, à une régression inéluctable, refusant de considérer l’esprit dans son aspect éminemment humain. Les charges pesant contre cet Orient ne sont certes pas négligeables : elles sont élevées à la hauteur des déferlantes intégristes/terroristes qui prennent d’assaut l’espace politique dans certains pays arabo-musulmans. Les déterminations historico-géographiques leurs analyses, les relèguent au second plan, quand elles ne les réfutent carrément. L’on campe sur des positions sectaires. Et l’on dérive, par conséquent, dans l’ordre de l’invective et de la mystification.
Le lien discours idéologique/domination des peuples est à ce point étroit que Said leur (les idéologues) impute une responsabilité capitale. D’aucuns estiment n'avoir avec l’Orient musulman d’autres rapports que ceux de la civilisation face à la barbarie. Aussi, si cette question des déséquilibres et des stratégies communicationnelles aura rarement laissé insensibles les intellectuels du monde épris de justice, Said, dont la spécialité est le comparatisme, aura-t-il cet avantage évident de la poser dans sa globale polyvalence : artistique, littéraire, politique, historique, culturelle, linguistique, etc. Mais contrairement à certains, quand bien même ses idées l’obligent à descendre dans l’arène, il refuse la surenchère, trace d’entrée de jeu son cadre. Il le veut d’autant plus affranchi que conforme à la raison. Il entend être un héritier et un continuateur des Lumières, y inscrivant tant sa défense du vrai que la rigueur de ses jugements.
Bernard Lewis condamne le monde arabo-musulman à une décadence irréversible, du fait de ce prétexte : il juge endémiques les secousses par lesquelles la pensée intégriste se manifeste. Son ouvrage, Les Assassins, est de ceux-là qui répètent à l’envi que la violence est l’âme même de l’Islam. Des intellectuels engagent ainsi les cultures et les hommes dans des surenchères que d’aucuns, sans un rien de pertinence, qualifient de « choc des civilisations ». En fait, c’est là un refus de communion qui, s’il dénonce l’emprise très forte du communautarisme, ne relève pas moins de l’individuel, du psychologique, par là reste fort dépassable. Edward W. Said rétorque à ces critiques qu’il faudrait voir là plutôt une crise qui oppose l’esprit des Lumières à la pensée radicale, invoquant à juste titre ce contexte pour le moins tendu du Moyen Age européen. Il met en garde en tout cas contre toute uniformisation de l’image du monde arabo-musulman, toute réduction à ses traits les plus inconsistants. L’on sait que de ce contexte européen, médiéval, tendu, de surcroît obscurantiste, ont résulté l’esprit laïque et le repli de toutes les orthodoxies. Ainsi, d’ailleurs, que le rappelle Miguel Cruz Hernandez dans son monumental ouvrage Histoire de la pensée en terre d’Islam (Desjonquères, p. 854), quand il s’écarte nettement d’une façon simpliste – réductrice et dangereuse en outre – de tirer des conclusions : « [...]. Supposer que la culture arabe ou, plus généralement, islamique, serait par principe différente de l’ « occidentale », serait une erreur matérielle et méthodologique ».
Or les Lumières aujourd’hui sont vidées de l’esprit originel qui est le leur – et cela n’est pas pour arranger la pensée, ni encore pour garantir son autonomie. A l’origine, il faut citer, entre autres, les médias et leur mise sous tutelle. Enjeux et intérêts représentent depuis déjà belle lurette la visée principale, sinon la seule visée du libéralisme, tandis que celui-ci était né des Lumières et que l’humain fut son horizon, voire son souci immuable et constant. Or la perte de l’humain, et son abandon, ne sont pas sans signifier l’exacerbation des différences. Et partant, la dissipation de toute communicabilité.
Said reste intraitable, s’agissant du concept de domination : les territoires conquis, insiste-t-il, le sont autant du point de vue géographique et économique que du point de vue culturel et idéologique. Sinon, plus du culturel et de l’idéologique, tant ceux-ci constituent le ciment qui crédibilise et fait durer. Aussi trouve-t-il plus sensé aujourd’hui d’appréhender la question sans devoir séparer l’esthético-culturel et le réel, y compris en matière d’analyse artistique et littéraire. Ce lien, l’Occident a pris l’habitude de l’oublier, à la suite d’Emmanuel Kant. Le fait est que l’on ravale l’autre dans une sphère inférieure, dès l’instant où l’esprit de division est à l’œuvre. Certes, il est malaisé aujourd’hui d’éviter cette dissociation, mais des motifs éthiques et moraux le réclament.
La virulence de Said à l’encontre de l’orientalisme est évidente. Il est loin pourtant de le condamner de façon systématique. Bien des figures bénéficient de ses louanges – certains plus que d’autres, il va sans dire. Les orientalistes sont de deux sortes : ceux dont les discours font de l’Orient un simple objet de discussion, et ceux qui cherchent à mieux le connaître, qui en font un interlocuteur à part entière. Ernest Renan, bien qu’irréductible et farouche critique de l’Islam, n’en a pas moins entretenu une correspondance avec Jamel Eddine Al-Afghani (1839-1897), dont « La Revue des deux mondes » conserve les traces. T. E. Lawrence et Louis Massignon, également, dont la relation au monde arabe dépasse le cadre de la simple sympathie. Pourtant, note-t-il, l'un comme l'autre ont servi les desseins impériaux de leurs pays respectifs. Ils laissent néanmoins de vibrants témoignages de leurs dialogues avec l’Orient, qui ont trouvé une bonne écoute de part et d’autre de la Méditerranée.
Said rend hommage à ces « expériences partagées et associées qui ont modelé » plus d’un regard. Il fait montre d’indépendance d’esprit et d’aptitude à faire la part des choses. Celui des orientalistes qui inspire le plus de respect reste incontestablement Jacques Berque, dont il admire la formation et les travaux remarquables. Il note chez lui de l’exigence. Ses examens et ses analyses sont aussi rigoureux que constamment affinés. Sa méthodologie, il l’élabore pour répondre à la seule matière étudiée – non pour marquer un attachement doctrinaire. Ce qui distingue Jacques Berque des autres orientalistes consiste dans cette remarquable maîtrise des sciences humaines, qui lui permet d’apporter à son travail d’incessants correctifs. Bref, il n’est pas près, Jacques Berque, selon lui, de camper dans des considérations, reprises à loisir par certains, qui constituent le lieu de la simplification outrageuse.
Cet intellectuel, Said, doit son engagement à un complexe ancien – fort structurant de sa personnalité et fondateur nul doute de sa moralité. Les éléments biographiques, historiques et familiaux mettent en lumière un père exigeant et une mère davantage protectrice. L’affection éprouvée vis-à-vis de chacun des parents est par voie de conséquence disproportionnée. Visiblement contrastée, en fait, elle préjuge d’un souci chez l’enfant Said de synchroniser ses pendules. L’autorité paternelle impulse en lui une formidable exigence : se surpasser. Il y a là véritablement un rapport de force dont il doit pouvoir venir à bout par l’effort personnel, par la connaissance de soi et du monde.
Ceci, évidemment, sans aller dire que ce fut pour lui le seul défi à relever. N'oublions pas qu'il fut très marqué par l'inqualifiable misère des réfugiés palestiniens que ses nombreux déplacements lui faisaient rencontrer.
Trouver un terrain d’entente aux désaccords va du coup revêtir quant à lui l’allure d’une quête libertaire. Liée étroitement à une soif d’apprendre, cette quête le conduit très tôt à vouloir renverser la situation – tout au moins, à la transformer. Vouloir rendre les rapports plutôt équitables va prêter un aspect humaniste autant que vital à ses démarches. On voit là comment et par quel site s’articule la pensée politique de Said. C’est une entreprise de réhabilitation procédant tant du niveau individuel que collectif. Elle se déroule dans la confrontation et en tout cas la considération de l’autre. En dépendent le retour de l’image de soi et l’élaboration d’un savoir exemplaire. Les travaux de Said affichent une disposition à faire de réelles concessions : la distance est chez lui réduite et la peur reculée dès lors que la connaissance émane des sources de la bonne foi. Dès lors que l’autre est perçu à l’aune de la suprême justice, soit celle qui, dans l’absolue intimité, rend honteux tout égocentrisme. La démarche est certes subjective, elle peut certes contredire l’esprit de partage dont Said est en fait un défenseur et un promoteur. Mais l’individu n’en pare pas moins ainsi à son anéantissement.
Dans le langage de Said ressort une notion qui a nom de « conscience morale et politique », qui interpelle ce qui reste de lumière dans le cœur des hommes. La responsabilité est personnelle, et non moins collective, qui accompagne ses perspectives. Elle gouverne sa pensée, lui intimant certes de donner corps à une parole par laquelle il peut se repositionner, à laquelle du reste l’autre saura prêter une oreille. Et de fait, au grand dam des murs haut érigés, il saura se faire entendre. Sa parole se veut être le signifiant qui pallie l’objet manquant. Intransigeante et cependant merveilleuse : elle ne désarme devant nul faux-semblant. L’enjeu, si tant est qu'il y ait enjeu, consiste dans la seule libération. Quoi de plus simple, et plus légitime.
En définitive, il faut se garder de penser que la critique de Said serait justifiée autrement que par le principe chez lui inviolable du rapprochement des peuples et des cultures. Nuance donc à souligner particulièrement, tant elle rappelle que le débat est de l’ordre de l’humain, non des enclaves. Et si un seul mot pouvait caractériser le souci de cet homme : vérité.
Mohamed-Salah Zeliche
A lire
Quelques ouvrages d’Edward W. Said
Des intellectuels et du pouvoir, Le Seuil, 1996
L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Le Seuil, 1980,1997 et 2005
Culture et impérialisme, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000
A contre-voie, Le Serpent à plume, 2002
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