Un lecture du temps dans l'oeuvre romanesque de R. Boudjedra
Rédigé par
Mohamed-Salah Zeliche
Paru dans la revue CELAAN
Numéro spécial intitulé Le Maghreb postcolonial
Vol. 2, Nos. 1-2, Summer/Fall 2003
Extrait
Cette plénitude, à juste titre, a été l’objet de quêtes d’une littérature algérienne post-coloniale marquée par un sentiment notoire de désillusion ; en fait, par la conscience de l’inexistence d’horizon : on ne voit pas venir l’indépendance (encore moins la liberté et l’identité qui perdent chaque jour de leur consistance) que la fin de la guerre (1962), et longtemps le discours de l’homme politique, promettaient à cors et à cris.
De fait, l’absence de plénitude, et le caractère jouissif des textes littéraires souvent violents, témoignent des épreuves de l’individu, de l’existence de tunnels et du désir (une écriture désirante) de trouver une issue. Ainsi en est-il de la période post-coloniale, de la notion de temps, chez R. Boudjedra, justifiant du ton qu’adopte sa parole et des structures qui fondent son œuvre. C’est là une tendance à rechercher éperdument un sens plein et/ou une cohérence.
Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception, dit : « […] sans elle [la subjectivité], le passé en soi [n’est] plus et l’avenir pas encore […] » (278). En cela, l’œuvre de R. Boudjedra représente une vision des plus subjectives ; par là, elle rend compte du temps, le ponctue et, tout à la fois, atteste du malaise d’un sujet confronté au désordre, voire à un présent déficient.
Présent allégorique
Dans Le Désordre des choses (1991), R. Boudjedra fait le constat et le bilan de ce que trente années d’indépendance ont pu charrier de désordre. Au départ, les effets de scènes – au moment et juste après les émeutes du 5 octobre 1988 – sur le narrateur, médecin de son état, qui n’en revenait pas de tant d’atrocités et de devoir rafistoler sans arrêt, à la hâte, les corps défigurés, démantibulés, déchiquetés qu’on ramenait à l’hôpital.
La simple rencontre du narrateur avec son frère Zigoto, qu’il ne semble pas porter dans le cœur, dans une atmosphère de carnage, suffit pour que la conscience déferle dans le temps et l’espace et que des personnages d’horizons divers, liés les uns aux autres et indissociables, car faisant partie du trou noir de l’imaginaire, se mettent à dire l’histoire familiale, celle de la société et celle du pays. Du coup, les strates se précisent : période pré-indépendance, période post-indépendance, période actuelle à l’écriture du récit.
Par un effet de glissement, le passé se rapproche du présent. Les causes de la dégénérescence deviennent évidentes. Elles tiennent de la période pré-indépendance et se justifient d’un imaginaire et d’une mentalité qui n’ont pu rompre avec le machisme. Ce lien, que la guerre de libération ni l’indépendance n’ont pu altérer, est à l’origine de la condensation des éléments de l’atmosphère. Cette condensation, elle-même, provoque et le phénomène météorologique de l’ombre et le phénomène géologique du séisme dont les secousses font s’écrouler l’édifice de trente années d’indépendance. Ceci pose le temps comme la dynamique puissante de la narration. Et celle-ci, du coup, au même titre que le temps, est portée à une dimension allégorique. C’est dire la correspondance frappante entre les phénomènes météorologiques, géologiques et sociaux, tous auteurs du pourrissement – et du désordre des choses. Le Désordre des choses est ainsi l’expression de la démesure où l’ordre est bafoué parce que chacune des entités formant le monde agit pour son propre compte, sans souci de cohérence universelle. Aussi, le présent, trente années après l’indépendance du pays, sent-il le formol, l’éther et le sang (Le Désordre des choses 17) ; il se repaît de viscères, de caillots et de pus (18), et patauge dans le sordide. Il règne une impression de désastre qui met dans un état d’hallucination, de surexcitation et fait s’accumuler l’angoisse (37). Une atmosphère de fin du monde ! Pourtant les journaux continuent à paraître (caractère désinvolte du temps) et à se comporter comme s’il s’agissait seulement du passage d’un orage. Trente années d’indépendance donc, pendant lesquelles a fermenté le germe de la violence et de la rancune, au bout desquelles la vérité explose en plein jour.
Le mensonge, désormais, n’a nullement de prise sur les esprits. Les idéologies, à la longue, ont rendu à jamais moribondes les valeurs. La limite du supportable est atteinte. Enfin le temps de l’affrontement est là, celui du désordre des choses aussi, qui, dialectiquement, arrive à porter le pourrissement à son paroxysme, « saccageant tout et remettant en cause tout, y compris cette situation météorologique totalement anormale qui déboussolait les soldats, les manifestants et … les oiseaux dont je sentais poindre l’inquiétude » (125). Ce pourrissement est la matérialité de phénomènes à la fois humains et climatiques. Ainsi quand l’autorité, le pouvoir et le jugement solitaire écrabouillent l’homme, le soleil en fait autant avec la nature et le paysage qu’il achève de pourrir, de réduire en poussière et d’anéantir.
C’est là le temps arrêté signifiant l’existence en crise. R. Boudjedra, à travers une poétique des séismes et des éclipses, situe, en fait, le monde aux confins du temps et de l’existence humaine – pour le recommencer. C’est en ce sens que l’Humanité « réagissant contre la terreur de l’Histoire avec une force que seul l’extrême désespoir peut susciter », souvent, à travers les siècles, a repris l’idée d’un pourrissement et d’une Fin du Monde imminente, tel que le précise Mircea Eliade dans Aspect du mythe (91). A croire, en effet, que l’auteur veut hâter la fin de ce temps devenu par la force des choses anti-temps, qui mine l’existence, pourrit le monde et tue le présent. Ce désir est tel qu’on doit se décharger du fardeau qu’il représente. Et c’est alors que la pathologie prend place dans le récit dictant au narrateur le ton de la hargne et du ressentiment.
Temps et anti-temps
Déjà, dans La Répudiation, on peut voir la hantise de Zahir, frère du narrateur, Rachid, par l’idée lancinante de l’existence mystérieuse d’un fœtus. Le projet d’élucider l’énigme de celui-ci couve en lui comme une espèce de préméditation d’un crime ou d’un attentat. Le mythe du fœtus est, dans ce récit, chez ce personnage, perçu dans sa consistance temporelle. Il révèle l’intention d’empêcher le naissant de naître et dévoile les visées de l’auteur de contrecarrer le déjà existant érigé en anti-temps. C’est là le désir puissant de remettre en question le caractère continuel et transmissible de la tradition. Le temps est là perçu dans sa dimension physiologique et biologique, en tant que malaise du personnage. Celui-ci, en effet, ne peut penser à la monstruosité des hommes et la misère du monde sans que le lieu originel de la vie ne l’interpelle et n’apparaisse comme le véritable responsable.
La vie, ainsi, pour Zahir, s’inscrit dans un processus de dégénérescence absolue. Est-ce là le signe de la conception du monde nihiliste de R. Boudjedra qui prête au sexe féminin le caractère d’une blessure et le situe comme l’endroit où prospère l’infection ? Rappelons, ici, l’image récurrente du sang et de la blessure, origines du traumatisme et de la castration du narrateur boudjedrien, principalement celui des toutes premières œuvres. Ainsi en est-il de l’association que faisait le narrateur entre la gorge du mouton de l’aïd et le sexe moite des femmes (La Répudiation 195). L’existence d’un anti-héros (Zahir), et d’un anti-temps qu’incarne le fœtus/naissant, en tout cas, n’exprime que très fort le rejet des valeurs héritées des générations passées.
[Voir la suite dans CELAAN Review, USA, Université de Skidmore, Numéro spécial intitulé Le Maghreb Postcolonial, Volume 2, n° 1-2, 2003, pp. 102 - 119].
Mohamed-Salah Zeliche
Paru dans la revue CELAAN
Numéro spécial intitulé Le Maghreb postcolonial
Vol. 2, Nos. 1-2, Summer/Fall 2003
Extrait
Le temps, qu’il soit source de plaisir ou source de déplaisir, confère à l’individu la conscience de soi et du monde, justifie de la pensée et du type de regard. En effet, le monde est en soi comme on est dans le monde. L’être tangue au gré des événements puissants, au gré du temps. On est souvent atteint dans son intégrité, déchu de son droit à être – pleinement. Tout comme d’ailleurs les choses corrodées/corrompues qui interpellent le regard, tout en évoquant le tumulte de l’existence humaine.
Cette plénitude, à juste titre, a été l’objet de quêtes d’une littérature algérienne post-coloniale marquée par un sentiment notoire de désillusion ; en fait, par la conscience de l’inexistence d’horizon : on ne voit pas venir l’indépendance (encore moins la liberté et l’identité qui perdent chaque jour de leur consistance) que la fin de la guerre (1962), et longtemps le discours de l’homme politique, promettaient à cors et à cris.
De fait, l’absence de plénitude, et le caractère jouissif des textes littéraires souvent violents, témoignent des épreuves de l’individu, de l’existence de tunnels et du désir (une écriture désirante) de trouver une issue. Ainsi en est-il de la période post-coloniale, de la notion de temps, chez R. Boudjedra, justifiant du ton qu’adopte sa parole et des structures qui fondent son œuvre. C’est là une tendance à rechercher éperdument un sens plein et/ou une cohérence.
Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception, dit : « […] sans elle [la subjectivité], le passé en soi [n’est] plus et l’avenir pas encore […] » (278). En cela, l’œuvre de R. Boudjedra représente une vision des plus subjectives ; par là, elle rend compte du temps, le ponctue et, tout à la fois, atteste du malaise d’un sujet confronté au désordre, voire à un présent déficient.
Présent allégorique
Dans Le Désordre des choses (1991), R. Boudjedra fait le constat et le bilan de ce que trente années d’indépendance ont pu charrier de désordre. Au départ, les effets de scènes – au moment et juste après les émeutes du 5 octobre 1988 – sur le narrateur, médecin de son état, qui n’en revenait pas de tant d’atrocités et de devoir rafistoler sans arrêt, à la hâte, les corps défigurés, démantibulés, déchiquetés qu’on ramenait à l’hôpital.
La simple rencontre du narrateur avec son frère Zigoto, qu’il ne semble pas porter dans le cœur, dans une atmosphère de carnage, suffit pour que la conscience déferle dans le temps et l’espace et que des personnages d’horizons divers, liés les uns aux autres et indissociables, car faisant partie du trou noir de l’imaginaire, se mettent à dire l’histoire familiale, celle de la société et celle du pays. Du coup, les strates se précisent : période pré-indépendance, période post-indépendance, période actuelle à l’écriture du récit.
Par un effet de glissement, le passé se rapproche du présent. Les causes de la dégénérescence deviennent évidentes. Elles tiennent de la période pré-indépendance et se justifient d’un imaginaire et d’une mentalité qui n’ont pu rompre avec le machisme. Ce lien, que la guerre de libération ni l’indépendance n’ont pu altérer, est à l’origine de la condensation des éléments de l’atmosphère. Cette condensation, elle-même, provoque et le phénomène météorologique de l’ombre et le phénomène géologique du séisme dont les secousses font s’écrouler l’édifice de trente années d’indépendance. Ceci pose le temps comme la dynamique puissante de la narration. Et celle-ci, du coup, au même titre que le temps, est portée à une dimension allégorique. C’est dire la correspondance frappante entre les phénomènes météorologiques, géologiques et sociaux, tous auteurs du pourrissement – et du désordre des choses. Le Désordre des choses est ainsi l’expression de la démesure où l’ordre est bafoué parce que chacune des entités formant le monde agit pour son propre compte, sans souci de cohérence universelle. Aussi, le présent, trente années après l’indépendance du pays, sent-il le formol, l’éther et le sang (Le Désordre des choses 17) ; il se repaît de viscères, de caillots et de pus (18), et patauge dans le sordide. Il règne une impression de désastre qui met dans un état d’hallucination, de surexcitation et fait s’accumuler l’angoisse (37). Une atmosphère de fin du monde ! Pourtant les journaux continuent à paraître (caractère désinvolte du temps) et à se comporter comme s’il s’agissait seulement du passage d’un orage. Trente années d’indépendance donc, pendant lesquelles a fermenté le germe de la violence et de la rancune, au bout desquelles la vérité explose en plein jour.
Le mensonge, désormais, n’a nullement de prise sur les esprits. Les idéologies, à la longue, ont rendu à jamais moribondes les valeurs. La limite du supportable est atteinte. Enfin le temps de l’affrontement est là, celui du désordre des choses aussi, qui, dialectiquement, arrive à porter le pourrissement à son paroxysme, « saccageant tout et remettant en cause tout, y compris cette situation météorologique totalement anormale qui déboussolait les soldats, les manifestants et … les oiseaux dont je sentais poindre l’inquiétude » (125). Ce pourrissement est la matérialité de phénomènes à la fois humains et climatiques. Ainsi quand l’autorité, le pouvoir et le jugement solitaire écrabouillent l’homme, le soleil en fait autant avec la nature et le paysage qu’il achève de pourrir, de réduire en poussière et d’anéantir.
C’est là le temps arrêté signifiant l’existence en crise. R. Boudjedra, à travers une poétique des séismes et des éclipses, situe, en fait, le monde aux confins du temps et de l’existence humaine – pour le recommencer. C’est en ce sens que l’Humanité « réagissant contre la terreur de l’Histoire avec une force que seul l’extrême désespoir peut susciter », souvent, à travers les siècles, a repris l’idée d’un pourrissement et d’une Fin du Monde imminente, tel que le précise Mircea Eliade dans Aspect du mythe (91). A croire, en effet, que l’auteur veut hâter la fin de ce temps devenu par la force des choses anti-temps, qui mine l’existence, pourrit le monde et tue le présent. Ce désir est tel qu’on doit se décharger du fardeau qu’il représente. Et c’est alors que la pathologie prend place dans le récit dictant au narrateur le ton de la hargne et du ressentiment.
Temps et anti-temps
Déjà, dans La Répudiation, on peut voir la hantise de Zahir, frère du narrateur, Rachid, par l’idée lancinante de l’existence mystérieuse d’un fœtus. Le projet d’élucider l’énigme de celui-ci couve en lui comme une espèce de préméditation d’un crime ou d’un attentat. Le mythe du fœtus est, dans ce récit, chez ce personnage, perçu dans sa consistance temporelle. Il révèle l’intention d’empêcher le naissant de naître et dévoile les visées de l’auteur de contrecarrer le déjà existant érigé en anti-temps. C’est là le désir puissant de remettre en question le caractère continuel et transmissible de la tradition. Le temps est là perçu dans sa dimension physiologique et biologique, en tant que malaise du personnage. Celui-ci, en effet, ne peut penser à la monstruosité des hommes et la misère du monde sans que le lieu originel de la vie ne l’interpelle et n’apparaisse comme le véritable responsable.
La vie, ainsi, pour Zahir, s’inscrit dans un processus de dégénérescence absolue. Est-ce là le signe de la conception du monde nihiliste de R. Boudjedra qui prête au sexe féminin le caractère d’une blessure et le situe comme l’endroit où prospère l’infection ? Rappelons, ici, l’image récurrente du sang et de la blessure, origines du traumatisme et de la castration du narrateur boudjedrien, principalement celui des toutes premières œuvres. Ainsi en est-il de l’association que faisait le narrateur entre la gorge du mouton de l’aïd et le sexe moite des femmes (La Répudiation 195). L’existence d’un anti-héros (Zahir), et d’un anti-temps qu’incarne le fœtus/naissant, en tout cas, n’exprime que très fort le rejet des valeurs héritées des générations passées.
[Voir la suite dans CELAAN Review, USA, Université de Skidmore, Numéro spécial intitulé Le Maghreb Postcolonial, Volume 2, n° 1-2, 2003, pp. 102 - 119].
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