Ce blog contient mes articles. Mais aussi des commentaires sur mon ouvrage "L’Écriture de Rachid Boudjedra". Ici, je réagis à l'actualité, partage mes idées et mes lectures.
Mohammed-Salah ZELICHE
Article rédigé par Mohammed-Salah ZELICHE*Paru le 27/072011 sur Agoravox *Également paru sur le site duParti de GaucheMidi-Pyrénées, sous le titre États-Unis : une culture de guerre, où on pourra lire d'excellentes analyses.
De Thomas Rabino, qui vient de publier un essai aux éditions Perrin, De la guerre en Amérique, on retiendra qu’à l’origine de la puissance de l’Oncle Sam était la culture de guerre. Et, en effet, à bien explorer la décennie 2001/2011, riche en péripéties, comme d’ailleurs toute l’histoire de ce pays, il apparaît que la guerre est ancrée dans les mœurs.
Chacun sait que les USA ont vu le jour dans la foulée d’une chasse aux Indiens et d’une guerre civile qu’ils se sont livrés. Mais on leur connaît encore bien d’autres guerres, celles-là extérieures, qui ont fini par forger une présence d’esprit fatalement expansionniste. À ce jour, et durant les deux siècles et demi de son existence, la nation américaine aura commis pas moins d’une soixantaine d’interventions : soit, en moyenne, une tous les quatre ans. Aucun État au monde, au cours de son histoire, n’a autant déployé d’artillerie ou de moyens d’action. Les exemples ne manquent pas : Mexique, Panama, Philippines, Vietnam, Afghanistan, Irak… À telle enseigne que le destin de ce puissant pays paraît frappé du sceau implacable de la guerre.
Résistance et contre résistance
Or ces guerres ne sont pas sans rappeler des souffrances et des atrocités. Et, par conséquent, l’Américain rechigne à se laisser embarquer dans l’aventure. Nous sommes en démocratie et se lancer dans un conflit ne se conçoit guère sans l’appui du peuple. Une gageure : car il convient aux politiques d’attiser les passions de celui-ci, de ranimer ses réflexes de guerre. Ce à quoi on a pu assister lors de l’extraordinaire battage médiatique qui a suivi le 11 septembre. Les discours, servis pour des guerres passées, retrouvent ainsi une nouvelle vigueur – enrobés certes d’intentions humanistes et cependant conçus pour frapper les esprits.
C’est à ce titre qu’en 2003 l’entrée en guerre contre l’Irak s’est déroulée sans trop de désaccord de la part des pacifistes. Les statistiques ont même attesté de revirements d’opinions profitant à la politique d’agression de George W. Bush. Celui-ci, on se souvient, alors que sa cote de popularité est au plus bas la veille du 11 septembre, acquiert grâce à une population manipulée et sous le choc un statut d’homme providentiel. Il devient du coup celui qui peut rassurer… mais aussi exalter jusqu’au martyre.
L’après-11 septembre aura été riche de prétextes. On a pu redorer le blason des discours militaristes et accorder un droit de cité aux images qui convertissent au nationalisme. L’événement est de ceux qui rassemblent et engagent dans des postures d’ordinaire jugées indécentes. En effet, on a vu rarement s’accomplir d’alliances aussi spontanées – qui, plus est, débouchent sur un état policier et des lois liberticides. L’opposition politique se range d’elle-même au côté du parti au pouvoir – avec accolade et God Bless America chanté d’une même voix sur les marches du Capitole.
L’opinion dans sa totalité est frappée d’amnésie. Il n’est pas jusqu’aux laissés-pour-compte du système économique qui ne font le choix de s’enrôler. Ceux-ci, lors même qu’ils hésitent à être au service d’intérêts contraires aux leurs, franchissent le pas – soutenus par la culture de guerre. Leur ardeur patriotique est à ce point sollicitée qu’ils seront là toujours nombreux, sinon pour grossir les rangs des troupes du moins pour échapper à leur sort : le système aggravant à dessein l’écart entre le monde des riches et celui des pauvres.
De ce contexte où l’émotion gouverne, on tire parti pour amplifier aux yeux de l’opinion les moyens militaires de l’Irak, persuadant que ceux-ci pourraient passer entre les mains d’organisations prêtes à sévir contre les États-unis. On agite la menace que la dictature de Saddam ferait planer sur ses voisins et les États-unis, tout en dressant des parallèles avec les crimes hitlériens. Les spectres de l’ennemi étranger et d’une cinquième colonne d’Al-Qaida, brandis à tout bout de champ, instaurent un climat de paranoïa annonciateur de guerre. Voire propice à la volonté américaine d’un contrôle du monde.
Le militarisme investit tous les domaines : sport, enseignement, chanson, télévision, produits de consommation et autres jeux vidéo. Ainsi la fiction cinématographique se veut-elle être réalité. Partant dans une surenchère de la violence, elle exhorte à un passage à l’acte peu ordinaire : « Ils font sauter une église, nous […] explosons dix [mosquées]. Ils détournent un avion, nous prenons un aéroport. Ils exécutent des touristes américains, nous bombardons une ville »[1]. De quoi témoigner d’un imaginaire terroriste en création, de campagnes diabolisantes et d’exacerbation des colères.
Dans un manichéisme évident, la caricature divise le monde en deux : les bons et les méchants. Elle force le trait, cantonne l’Autre dans des rôles abominables en le vidant de toute humanité. Le terroriste y apparaît sous les traits d’un bédouin barbu, vêtu par ailleurs d’une djellaba. L’art de la généralisation apprête ainsi les mentalités aux pires attitudes. Et, de fait, les rapports des militaires américains, comme on le verra, seront infernaux à l’égard des Irakiens.
Le 11 septembre aura été le lieu de toutes les manipulations possibles, pour obtenir l’adhésion de l’opinion publique et en fait pour repositionner l’Amérique sur le plan géostratégique.
L’arbre qui cache la forêt
C’est quand la guerre fait rage et qu’on commence à compter les pertes humaines que les voix s’élèvent plus sévèrement contre les choix des gouvernants. Car si l’argument d’exporter la démocratie en Irak a connu ses lettres de noblesse, il coûtera pour le moins 4000 morts aux Américains – autant que l’effondrement du World Trade Center lui-même. Et la doctrine d’une guerre dite nécessairement préventive contre la menace terroriste (dont on arrive à persuader qu’elle trouve un ferment dans l’islam) n’a eu d’autre résultat que de provoquer un embrasement sans fin.
Du point de vue de Thomas Rabino, le déchaînement contre l’Irak n’est ni une nouveauté, ni le fait du seul 11 septembre, mais un réflexe que des siècles de manœuvres ont si bien rodé. On a renversé d’autres chefs d’État pour moins que des allégations d’armes de destruction massive. Bien d’autres pays ont subi la puissance de feu des États-unis sans pour autant être sous la coupe d’aucun despote. C’est là le fait d’un colonialisme qui frappe pour la énième fois. Et, à ce propos, l’Irakien ne risque pas de se fourvoyer. Lui dont l’histoire est hantée d’actes de prédation.
Selon l’auteur, l’idée assez répandue, par les médias officiels, qu’après le 11 septembre rien ne sera plus comme avant aux États-unis, est sinon erronée du moins tendancieuse. Elle est l’arbre qui cache la forêt et n’appartient qu’à l’immense dispositif de recadrage psychologique.
La trajectoire américaine de domination du monde emmène donc une fois de plus à un bourbier. Après les frappes sur l’Irak, vient le temps des révélations : une telle guerre est loin d’être aussi propre qu’on a voulu la présenter. Ses motifs et ses objectifs premiers n’apparaissent guère dans les images qui font le tour du monde. Et on remarquera qu’elle obéit à des impératifs économiques et stratégiques, tant périlleux que déshumanisants.
L’enfer d’Abu Graïb, le sinistre camp de Guantanamo, les malheurs de l’uranium appauvri, pour ne retenir que ceux-là… voilà des pratiques que les Américains auront du mal à gommer des mémoires.
On soumet les prisonniers aux pires tortures pour, dit-on, leur soutirer des renseignements et dissuader tout mouvement d’insurrection. Et en fait, on laisse libre cours à la rancœur que l’après-11 septembre aura à force d’endoctrinement instillée à l’être américain. Préméditée, et inspirée des méthodes que l’armée française utilisa pour briser la Résistance algérienne, cette attitude trouve ses ressources dans un jugement séculairement hostile aux « Arabes [qui] ne comprennent que la force brutale […] »[2]. La bataille d’Alger, film de Gillo Pontecorvo, n’a-t-il pas été présenté aux officiers américains la veille de l’invasion d’Irak pour leur enseigner les « postures qui conviennent » ?
Entre enlisement et illégitimité morale
Or, en sacrifiant à cette logique, le monde civilisé se récuse et se décrédibilise. La culture de guerre atteint ainsi ses limites. Et le soutien populaire à la classe politique rétrécit. Nombreuses sont les voix qui, dès septembre 2005, réclament le retrait accéléré des troupes. On se désolidarise graduellement de cette guerre qui persiste à être longue. Qui évoque d’autres bourbiers. Et dont les malheurs ont touché une bonne partie de la société. Ses absurdités et ses fausses justifications, des vétérans en ont témoigné comme d’un scénario galvaudé. Aussitôt, Guantanamo devient l’objet de tous les reproches.
L’union sacrée se fissure. Bush cède la place à un démocrate progressiste amplement majoritaire : Barack Obama. Et cela dénote un souci populaire de prendre les distances avec l’ère des conflits et des mensonges d’État. Lui à la Maison-Blanche ne serait que le vœu (périssable !) d’une Amérique pressée de se refaire une virginité morale. Les attentes du camp de la paix sont vite déçues. Et la tradition guerrière – quand bien même l’homme serait prix Nobel de la paix – n’a en lui rencontré d’opposant. Tout au plus déplace-t-il le gros des troupes en Afghanistan. La raison, pense Thomas Rabino, est que sa « personnalité et sa candidature, portées par des intérêts financiers clairvoyants, ont fait de lui le candidat idéal à la poursuite d’une politique semblable par ses fondamentaux mais modifiée sur la forme, et donc plus acceptable »[3]. Prendre son appartenance à la « diversité » comme un gage d’apaisement, c’est oublier les désirs qui agitent l’empire.
Obama, quelle voie ?
Certes le jeune chef d’État se prépare à un retrait des troupes d’Afghanistan. Mais sous quelle pression ? Compte tenu de quels calculs ? Quel sens accorder à cela quand les Talibans n’ont jamais autant fait parler d’eux ? Ne serait-ce pas là une banale attitude pour trouver grâce auprès de l’opinion nationale et internationale ? Et auquel cas un signe que l'artillerie doit savoir céder le champ à la communication pour transformer l’échec en grandeur d’âme ? Avec déjà un pied en Libye et un printemps arabe bouleversant la donne, les stratégies ne sont-elles pas à redessiner ?
Rien, en tout cas, n’indique que les jours de l’interventionnisme sont comptés, au contraire : l’économie en ruine, l’accroissement des besoins énergétiques, le tarissement des réserves pétrolières… ce, au moment où l’on voit émerger de nouvelles puissances soucieuses de leurs essors. D’aucuns parlent déjà des prochaines cibles : l’Iran et la Libye, États dits voyous et cependant détenteurs d’inestimables ressources. Sont mis au ban et diabolisés en fait ceux des pays qui refusent aux multinationales de tirer profit de leurs gisements. Les matières énergétiques sont au cœur de toutes les convoitises et cela va de pair avec la résolution d’un leadership mondial à préserver. L’on en veut pour preuve la place de premier plan qu’occupe la politique étrangère. Et les budgets colossaux alloués aux dépenses militaires.
Tout compte fait, la décennie écoulée a tant marqué les consciences. Et, dans l’état présent des choses, Obama entend nourrir l’illusion de la fermer comme une parenthèse – tant avec l’annonce de la mort de Ben Laden qu’avec celle du retrait des troupes. N’oublions pas que les présidentielles se profilent à l’horizon 2012 et qu’il jouerait sa réélection s’il ne persuadait d’avoir agi pour donner une meilleure santé à l’économie du pays.
Voilà qui nous amène à cette constatation : l’Amérique tire tout aussi bien sa force que sa faiblesse de la guerre. Et cela n’est pas sans représenter une atteinte permanente à l’équilibre du monde.
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Dans De la guerre en Amérique, ouvrage très documenté, l’auteur focalise sur les moments particulièrement significatifs de l’après-11 septembre. Mais tout en éclairant sur les rapports à la guerre d’une Amérique en crise, il érige des passerelles avec le passé lointain – comparant, commentant et tirant de solides conclusions.
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Moralité : le peuple américain est loin d’être le grand bénéficiaire de cette logique d’affrontement : payant toujours les frais des combines dans lesquelles l’impliquent les gouvernants, les compagnies pétrolières et les industries de l’armement. Mohammed-Salah ZELICHE
Thomas Rabino, De la guerre en Amérique, Essai sur la culture de guerre, 535 pages, 24 €, Perrin, juin 2011. ISBN : 978-2-262-03408-5
[1]De la guerre en Amérique, cité par l’auteur, p. 154.
[2] Marquis Pierre de Castellane, « Souvenir de la vie militaire en Afrique », Revue des deux mondes, t. 4, cité par l’auteur.
Récit sur l’indifférence au cœur d’une guerre annoncée
Article rédigé par Mohammed-Salah Zeliche
Paru dans le quotidien algérien La Nouvelle République Édition du 30 mars 2009
Jenan est le titre du livre de l’Algéro-canadienne,Zehira Houfani Berfas. Autant en général un tel mot renvoie aux jardins édéniques autant ici il évoque les désastres de la guerre. Car Jenan est une fillette de neuf ans et ses jours sont comptés. A travers elle, l’auteure nous confronte aux enfants victimes des bombes à uranium appauvri. Nous sommes en 2003, à Bagdad, introduits d’emblée dans une des ailes de l’hôpital Al-mansour.
La compassion tisse autour de Z. Houfani un piège implacable, au point où d’ailleurs elle conclut à la nullité de la bonté. Bien sûr, certains croient prodiguer l’espoir à ces petits innocents au moyen de petits riens… crayons de couleur, cahiers de dessin, pâte à modeler… Mais dans les heures qui vont suivre ou les semaines à venir, apprend-elle du personnel médical, la mort viendra sans ménagement emporter sourires, petits plaisirs et autres considérations de vie future. Dérisoires sont donc tous les gestes qu’elle voit exécuter au bord du gouffre… complaisantes et empressées ici toutes les marques de charité.
Dans un tel contexte de désolation, la conscience « de la souffrance […] et de la profondeur du drame » s’aiguise. A partir de là, tout va se jouer à l’intérieur de soi. Z. Houfani est marquée au même titre que ces mères « tassées aux coins des lits » de leurs rejetons – et, en effet, résignées, désabusées… Les mots du docteur Bensaâd, quant à la réalité des soulagements apportés par les humanitaires étrangers, peinent à faire sens. Le désastre est à ce point grand que le médecin paraît en effet recourir aux leurres du bonheur… un peu comme pour dissimuler son impuissance ou comme pour détourner l’attention. A tant voir les choses à travers le prisme du découragement, Z. Houfani en est venue à cette pensée : « Foutaise de bonheur qui […] prépare à la mort ». Il faut dire que pour autant elle n’entend pas démissionner moralement.
A l’issue de la visite aux malades, par Karen et Z. Houfani, Jenan refuse de rendre le cahier de coloriage. Mais si celle-ci est bien prête à le lui abandonner, Karen, sur le moment,juge impossible de lui en offrir un. La denrée est d’autant plus rare qu’elle impose l’habitude d’utiliser avec parcimonie les pages à colorier. Jenan s’obstine. Karen aussi. Z. Houfani, elle, s’enfonce dans un apitoiement sans limite : après tout, pense-t-elle, ce n’est là qu’un objet sans réelle valeur. Qui, sous d’autres cieux, lésinerait… jusqu’à en priver une enfant dont les jours sont comptés ? Où est, dans tout cela, le bonheur tant exalté par le docteur Bensaâd ? Non, cela, son entendement le récuse.
Dès le lendemain, toute affaire cessante, elle se met à la recherche de l’objet, somme toute très rare et très précieux. Dans les librairies de Bagdad, elles-mêmes désormais rares, elle mesure combien l’indigence et le désastre ont consterné l’être de ce pays – tant naguère prospère qu’autrefois resplendissant de culture. Ce n’est qu’après maints déplacements dans Bagdad qu’un libraire répond à sa sollicitation par un cahier défraîchi et cependant loin d’être bon marché. Qu’importe… il faut que Jenan retrouve un peu de joie. La vision est là persistante de ses larmes roulant sur ses joues. L’humanitaire entend sinon soulager sa conscience du moins, fût-ce symboliquement, réparer l’outrage fait à l’innocente.
Mais c’est compter sans Karen, dont certes l’humanisme n’est guère à démontrer, qui encore une fois considère l’initiative comme discriminative et propre à « briser l’harmonie » des rapports. Les deux femmes campent sur leurs positions – divergentes en réalité sur la forme, non sur le fond. Arrive alors un geste qui ressemble beaucoup à un dérapage et une perte de confiance : « Et si c’était Lizbeth, que ferais-tu ? », demande Z. Houfani. Entendre par Lizbeth la fille de Karen. Un immense malentendu s’interpose brutalement entre elles… avec sans doute le cortège de préconçus auxquels l’origine des guerres nous a habitués. Karen, piquée à vif, dérape à son tour, répondant sur un ton sec et tranchant : « Ce n’est pas Lizbeth ». Il y a, on le voit, des propos aux contours de couteaux…
Le lecteur mesure dès lors la cassure qui souvent lézarde d’un bout à l’autre le ciment de la solidarité humaine. D’une part, des enfants bien chanceux au sort lié à l’opulence. De l’autre, des enfants qu’assassinent les machinations, le mépris et le sans scrupule. Il suffit, alors, d’un mot pour que l'ignominieux réussisse à saper l’altérité et torpiller les garde-fous. Et, du reste, il s’en est peu fallu que la réplique de Karen ne sonne aux oreilles de Z. Houfani comme une caution aux monstres « qui ont décidé le martyre de Jenan ». N’y a-t-il pas là mortelle discrimination que tout être doit avoir à cœur de conjurer ? L’inconscient respectif des deux femmes, mine de rien, fait régresser les possibilités de compromis dans les terribles recoins de la suspicion et de l’égocentrisme. Mais, il n’empêche, le débat se hisse ainsi à l’échelle du monde, rappelant la part importante de responsabilité qui incombe à l’homme, Américain ou non, de préserver son prochain, de refuser la cruauté d’où qu’elle vienne. Du coup, la sinistre déclaration de Madeleine Albright, alors ambassadrice de Bill Clinton auprès de l’ONU, s’élève scandaleusement au-dessus de toutes les voix : lorsqu’on l’interroge sur les 500.000 enfants que l’embargo américain a coûté à l’Irak, elle répond : « […] nous pensons que ce prix en vaut la peine ». Z. Houfani procède ainsi par antithèse pour permettre maints rapprochements et notamment frapper l’esprit du lecteur.
Gardons-nous de toute méprise : Karen, Dory, Audrey et tant d’autres… misent leurs vies, donnent sans compter de leurs temps, dépensent forces et moyens pour porter l’espoir à l’autre bout du monde. Elles sont l’autre face de l’Amérique. Peut-être celle d’une Amérique impuissante… Mais, en tout cas, elles sont la face admirable, qui plus est généreuse et fraternelle. Leurs mots, leurs gestes, leurs œuvres… distillent la vie. Z. Houfani, en réalité, leur rend hommage, ainsi qu’à tous les membres d’Iraq Peace Team (IPT), de Voices in the Wilderness (VITW)… luttant courageusement pour la levée des sanctions onusiennes... bravant la barbarie aveugle. L’engagement et l’intégrité des fondateurs étant tels qu’ils se sont exposés maintes fois à des amendes, des peines de prison ou encore à passer pour des traîtres envers leur pays. Pour toutes ces considérations, les deux femmes ne tardent pas à remettre leurs pendules à l’heure, à revoir leurs positions. Elles se jettent l’une dans les bras de l’autre, demandant pardon. Reniant leurs suspicions... Karen, finalement, propose à Z. Houfani de retourner ensemble à l’hôpital pour offrir à Jenan le cahier en question. Elle s’en veut farouchement d’avoir pu traînasser dans le giron de l’indifférence.
L’auteure égrène, au fil des jours, sur un fond de débandade et d’hystérie d’avant guerre, les images d’un pays que la communauté internationale abandonne au cynisme et à l’arrogance. En effet, journalistes et représentations diplomatiques, pour ne citer qu’eux, quittent Bagdad sur de pressantes recommandations.
Dans les rues avoisinantes, il n’y avait guère que les petits cireurs de chaussures à la recherche de clients étrangers. La circulation s’était réduite au minimum. Les écoles avaient fermé […]. La consigne de guerre avait fait son œuvre et Bagdad, résignée, attendait son destin (p. 60).
Quand les deux femmes arrivent à l’hôpital Al-Mansour, quel n’a été leur choc d’apprendre que Jenan et tous les cancéreux avaient été renvoyés chez eux ! Désormais, l’imminence des bombardements ne recommande guère assez de parer au plus vite au débordement des situations d’urgence. Z. Houfani ne baisse pas les bras, pour autant. Elle décide de retrouver Jenan… par là, de poursuivre sa quête d’une justice intégrale.
Son livre se construit au fil d’une intrigue simple mais réaliste dont le moindre est de lancer à la recherche de l’autre. Il oriente donc humainement les regards, développant nombre de réflexionspolitiques et morales. En s’inscrivant à la jonction du roman et du reportage, l’auteure aura pu passer la réalité – immédiate et non immédiate – au crible de son analyse pertinente. Elle dénonce dans la dérision les faiseurs d’apocalypse dont on sait que les mensonges et les montages ont sacrifié des milliers d’enfants sur l’autel des intérêts malsains.
Le langage pratiqué plaide pour une mobilisation face à la déraison et pour faire triompher le droit international. Mais le livre se termine sur un épilogue qui n’est en fait qu’un bilan, venant s’imposer cinq ans après les saccages et les massacres, pour juger de l’efficacité ou non de ce mouvement de paix au sein duquel milita l’auteure. Celle-ci considère, sans ambages, que le message des pacifistes, pour impressionnantes qu’aient pu être leurs manifestations dans le monde,est demeuré lettre morte.
Comme chaque année, [dit-elle], à la fin de la journée, les manifestants rangeront leurs banderoles avec la souffrance des victimes et rentreront chez eux la conscience faussement soulagée, tandis que les Irakiens, comme les Afghans et les Palestiniens retourneront à leur enfer quotidien nourri de violence, de sang et de larmes sous la gouverne des États-unis d’Amérique (p. 141).
L’aberrance des aberrances est en fait non pas seulement de constater une banalisation de la violence et de la souffrance mais de juger celle-ci à l’aune d’une « indignation sélective ». Ici, Z. Houfani entend bien désigner le lieu de tout le désordre : au cœur de ce qui fait chavirer dans le gouffre, se trouve l’indifférence confortée par le racisme, le fascisme et la propagande médiatique. Elle cite à l’appui Dick Marty, président de la Commission des affaires juridiques et des droits de l’Homme au Conseil de l’Europe, lorsqu’il rappelle l’enquête mettant en cause la complicité d’États européens dans le programme « restitution » accordant à la C.I.A. d’enlever, séquestrer et remettre des musulmans aux spécialistes de la torture :
« Ce qui m’inquiète au fond, et qui m’a profondément choqué dans cette histoire, c’est l’indifférence. Combien de personnes m’ont dit : ‘’Pourquoi fais-tu tout cela, ce sont des terroristes ! Les Américains ont raison.’’Et puis ils ajoutaient : ‘’Ce ne sont que des musulmans’’ » (p. 142)
Voilà un réflexe produit et reproduit à la faveur des représentations collectives que la souffrance humaine n’a de cesse d’incriminer depuis la nuit des temps. Ce qui peut arriver d’heureux à l’humanité est qu’un jour on puisse se rendre compte que la religion du profit donne longue vie à cette néfaste présence d’esprit. En attendant, le moindre est de reconnaître qu’aujourd’hui l’indifférence renforce son trône en aggravant ses crimes. C’est du reste ce qu’entend enseigner au lecteur Z. Houfani, d’un bout à l’autre de son texte.